Allan Clayton (Peter Grimes). © Vincent Pontet/OnP

Dans Peter Grimes, Montague Slater et Benjamin Britten affichent une galerie de personnages plus ou moins mesquins et opportunistes, des allumés, comme le méthodiste Bob Boles ou la fouineuse Mrs. Sedley, aux opportunistes prudents comme Tantine ou le maire du village, Swallow. Chacun s’arrange avec sa conscience, ouvrant grand les yeux sur les tares des autres et les fermant soigneusement au sujet des siennes. De l’autre côté, il y a ceux qui composent avec la bonté : au premier chef, Ellen Orford, chez qui l’espoir la dispute à la naïveté, et le capitaine Balstrode, au pragmatisme cruel en dépit de sa générosité. Plus simplement, il y a le pharmacien opportuniste Ned Keene.

Et puis il y a Peter. Énigmatique, aspirant à une inatteignable paix, rêvant de triomphe public en guise de réhabilitation, son comportement avec les autres n’est pourtant que rudesse, comme un entêtement contradictoire à préserver sa marginalité.

Scènes de vie d’un village imaginaire et allégorique, The Borough, l’opéra de Britten brosse par épisodes l’histoire de ce pêcheur dont meurent les apprentis. La musique tient à la fois du dessin croqué à la pointe sèche (Prologue, le tribunal), du naturalisme (les interludes), d’un lyrisme intérieur (Monologues de Grimes), et du déchaînement des passions revu par les modernes (tempête, chœur précédant la chasse à l’homme finale). Requérant souplesse et nervosité, la partition de Peter Grimes réclame une attention singulière, entre conduite symphonique (faite de respirations, d’alanguissement du tempo et de mise en valeur de la polyphonie) et une théâtralité assumée. Alexander Soddy maîtrise la partition, tient l’orchestre, et accompagne avec attention et rigueur les solistes, mais ne s’abandonne pas à la sensualité de la musique. Il manque ainsi à la direction musicale, le vertige, l’effroi, l’oppression et les rares percées de douceur.

Soutenu par cette direction solide, le plateau vocal s’illustre par la justesse des incarnations, du Ned Keene séducteur de pacotille de Jacques Imbrailo à la Mrs. Sedley bien caractérisée de Rosie Aldridge, sonore et furieuse, ou la Tantine revenue de tout de Catherine Wyn-Rogers. Clive Bayley (Swallow) dit le texte sans sacrifier la chair vocale, tout comme James Gilchrist (Reverend Horace Adams), ils composent tous deux des personnages de pouvoir veules que leurs faiblesses humanisent. Le capitaine Balstrode de Simon Keenlyside a la noirceur et l’humanité du personnage, et on reconnaît dans le baryton-basse anglais l’interprète de premier rang. Qualité qu’il partage avec Maria Bengtsson, hélas limitée par un médium qui ne passe pas l’orchestre. Ellen Orford sensible, on en apprécie néanmoins les aigus filés, et la sincérité avec laquelle elle rend la douleur et le déchirement du personnage. Les deux nièces (Anna-Sophie Neher et Ilanah Lobel-Torres) et John Graham-Hall (Bob Boles et ex-titulaire du rôle-titre) complètent cette distribution presque exclusivement anglophone, dont on apprécie la diction (on peut se passer des surtitres la plupart du temps) et l’engagement complet.

Enfin, Allan Clayton fait avec ce Peter Grimes des débuts de haut niveau à l’Opéra de Paris. S’il prend globalement le parti de la sensibilité du personnage et de l’expression à fleur de peau de ses frustrations, il sait aussi se montrer brutal. La voix, d’un beau métal, projetée avec facilité tant dans les demi-teintes qu’à pleine puissance, est ainsi mise au service des fêlures du personnage. L’air des pléiades, chanté dos au public, est un tour de force, et les monologues finaux (avec puis sans le garçon John) confirment la capacité du ténor à composer un personnage et à émouvoir.

La mise en scène de Deborah Warner montre un Borough miséreux, village périphérique mal entretenu, où le principal divertissement reste (après l’alcool) le commérage. Dans un espace dépouillé, on découvre Peter, pris dans ses propres filets et ceux de la justice. Il cauchemarde alors que les gens du village parcourent la scène à sa recherche. Finalement, l’interrogatoire a lieu à la lueur des lampes de poche. Dans les airs, un jeune pêcheur – l’apprenti décédé William Spode – suspendu à des filins se meut dans des contorsions aquatiques. Image éminemment suggestive, d’une grande force poétique, elle cède ensuite la place à un propos beaucoup plus classique, finalement assez illustratif. La direction d’acteurs est soignée, des scènes de groupe au traitement naturaliste, où chaque individu s’affaire, aux monologues de Grimes, touchants de justesse, en passant par les scènes « de genre » comme le lutinage de Swallow par les deux nièces, à la fois pathétique et comique.

On retrouve avec cette production un spectacle digne de l’Opéra de Paris, et l’on espère renouer prochainement avec la poésie.

Jules Cavalié

À lire : notre édition de Peter Grimes/L'Avant-Scène Opéra n° 326

Allan Clayton (Peter Grimes) et Maria Bengtsson (Ellen Orford). © Vincent Pontet/OnP