Nicolas Courjal (Méphistophélès) et Pene Pati (Faust). © Alain Hanel 

Pour marquer la fin de son mandat à la tête de l’Opéra de Monte-Carlo, Jean-Louis Grinda a souhaité marcher dans les pas de son illustre prédécesseur Raoul Gunsbourg, en proposant sa mise en scène de La Damnation de Faust. En effet, en 1893, dès sa deuxième saison, le charismatique directeur de l’Opéra de Monte-Carlo porte à la scène une œuvre présentée jusqu’alors en concert. Depuis, les essais se sont multipliés, heureux comme la sublime version nourrie des belles images de Robert Lepage à l’Opéra de Bastille de 2001 à 2006 (un de nos premiers souvenirs lyriques), ou franchement ratés comme la version qu’Alvis Hermanis en proposa dans ce même théâtre en 2015. Car l’œuvre peut être rebelle aux intentions de mise en scène, surtout celles qui souhaitent par trop raconter l’histoire de Faust. Épisodes épars plus que fil narratif, les scènes de La Damnation possèdent chacune leur univers esthétique et leur dramaturgie indépendante. Jean-Louis Grinda a su éviter cet écueil en faisant de Méphistophélès le meneur de jeu de cette production. Méphisto ordonne au rideau de se lever, tout comme il intime l’ordre à l’orchestre de commencer. Ce Méphisto ne sera donc pas cet esprit « qui nie » mais un créateur d’images, dans lesquelles il manipule son Faust. Celui-ci les contemple d’abord depuis la coursive qui fait le tour de la fosse d’orchestre, placé derrière le chef. Seul hors du monde, c’est bien la situation du vieux Faust qui observe plus qu’il ne contemple ce qui se déroule sur scène et il n’y entrera que pour en devenir acteur – ou plutôt un observateur interne car Berlioz retint la leçon des Anciens, l’action, c’est hors scène – et rejoindre la taverne de Brander.

Grinda propose ainsi une série de tableaux vivants réglés avec minutie et intelligence. Surtout, il est à l’écoute de la musique, ainsi à la modulation en si mineur de la Marche de Rákóczy, les soldats apparus en fond de scène s’approchent des paysans dont la fête a été interrompue et les assassinent, justifiant l’horreur et le désespoir du monde qui étreint Faust. Les tableaux se succèdent, fidèles au livret et à la musique, tout en fantasmant une époque éclectique oscillant entre références au traditionnel Méphisto en pourpoint du XVIe siècle, aux uniformes du XIXe ou au geste post-moderne pour le final. Le metteur en scène réussit là son tableau le plus émouvant : à l’enfer coloré peuplé de femmes et d’hommes aux costumes tirés du vestiaire scénique de la maison, succède une foule disparaissant sous l’éclat blanc de crucifix lumineux éblouissant le public, avant que nos yeux ne s’habituent et distinguent des figures angéliques – le chœur d’enfants de l’Académie de musique Rainier III – au premier rang et une lumière zénithale descendant sur la scène. Anticipons sur le commentaire musical : cette disposition sur le devant de la scène et l’attention que Kazuki Yamada porte à ce chœur permet d’entendre cette sublime page qui, bien souvent, disparaît derrière l’orchestre. La réussite est complète, la simplicité de l’effet visuel et la réalisation musicale soignée touchent juste et émeuvent. Cette simplicité du propos est d’ailleurs la grande force de cette mise en scène qui n’impose pas à la musique de vision plaquée, mais y juxtapose adroitement des tableaux qui entrent en écho avec le propos musical et en rendent l’émotion plus immédiate (« D’amour l’ardente flamme »).

Un tel parti pris suppose une confiance absolue dans les chanteurs et il y a de quoi la leur accorder. Nicolas Courjal a les graves de son rôle et d’une ligne vocale chic donne corps à ce Méphisto manipulateur, un rien cabot. Le Faust de Pene Pati, au français impeccable, est lumineux, le phrasé châtié et la sensibilité à fleur de peau. Aude Extrémo campe une superbe Marguerite et déploie un chant toujours tenu et déclamé avec beaucoup de finesse (« Le Roi de Thulé » aussi bien que « D’amour l’ardente flamme »). Frédéric Caton – Brander de haute volée – et Galia Bakalov (Voix céleste) complètent idéalement cette distribution, le premier surmontant avec aisance les difficultés d’une prosodie impossible (Chanson du rat) et la seconde participant pleinement à l’émotion du final.

Enfin, la fosse offre un somptueux trésor avec l’orchestre philharmonique de Monte-Carlo. Le détail des pupitres, la ductilité des cordes, l’homogénéité des bois, les couleurs des cuivres, tout participe à donner du relief et de la profondeur à cette partition. On salue particulièrement le solo de cor anglais susurré (« D’amour l’ardente flamme ») à couper le souffle. Ainsi, l’orchestre se met au service de la lecture souple, attentive aux chanteurs et aux subtilités d’orchestration de la partition de Kazuki Yamada – le directeur musical de la formation – qui préfère ainsi le détail à l’outrance berliozienne parfois requise par certaines pages. 

Jules Cavalié


À
 lire : notre édition sur L'Opéra de Monte-Carlo/L'Avant-Scène Opéra n°331


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