Kate Aldrich (Déjanire) et Julien Dran (Hercule). © Jean-Louis Neveu

Heureusement, le centenaire Saint-Saëns (2021) n’a pas produit tous ses fruits. À Monte-Carlo, grâce au partenariat avec le Palazzetto Bru Zane, Déjanire vient d’être recréé en version concertante dans le cadre des commémorations monégasques du centenaire Albert Ier. Après Phryné, cette exhumation de l’un des douze opéras du compositeur rappelle un âge d’or de l’Opéra de la Principauté sous la direction artistique de Raoul Gunsbourg. Déjanire y voit le jour le 14 mars 1911, alors que le compositeur et son rival Massenet sont ici courtisés, juste avant le règne des Ballets russes. La genèse de Déjanire permet de mieux cerner son classicisme héroïque, aussi prégnant que celui des Barbares. En effet, la tragédie Déjanire de Louis Gallet (d’après Les Trachiniennes de Sophocle) est créée dans le cadre inaugural du Théâtre des Arènes de Béziers (1898). Avec la contribution de trois orchestres d’harmonie, d’un ensemble de harpes et de masses chorales, la musique de scène de Saint-Saëns jouait la carte du plein air. Lors de sa réécriture en opéra, douze ans plus tard, le compositeur septuagénaire confie : « Ce n’est pas d’un simple remaniement dont il s’agit. Sauf quelques chœurs conservés […] l’œuvre est entièrement nouvelle, puisque tous les rôles qui étaient parlés sont actuellement chantés. » (Comoedia, 24 mars 1910). Pour l’auditeur de 2022, que reste-t-il du projet pharaonique de revisiter la tragédie lyrique à la Belle Époque, tout en faisant un pied de nez au drame wagnérien ?

Ce qui frappe au fil des quatre actes condensés de cette tragédie lyrique, c’est l’inventivité orchestrale permanente, d’autant qu’elle se nourrit de la composition élargie de l’orchestre  cinq trombones dont un contrebasse, percussions diversifiées, deux harpes solistes connotées aux lyres antiques. Lors de la création biterroise, les languedociens entrevoyaient « des rugissements d’un lion blessé » dans les dissonances de la mort d’Hercule, prisonnier de la tunique empoisonnée offerte par la jalouse héroïne, détrônée par Iole. Dans l’auditorium Rainier III, la déferlante est tout aussi impressionnante avec l’Orchestre philharmonique de Monte-Carlo sous la direction dynamique de son directeur, Kazuki Yamada. Outre le réemploi d’épisode de La Jeunesse d’Hercule (1877) et des fanfares somptueuses de la version originale de Déjanire, Saint-Saëns bâtit une fresque captivante et quasi cinétique à l’heure des premiers péplums. La trajectoire dramatique est en effet à rebonds (deuxième et quatrième actes) dans des registres jonglant entre le grandiloquent et l’intime, le collectif et l’individuel. Les trouvailles d’orchestration colorent ces champs d’une manière idiomatique pour les préludes d’acte, pour chaque scène, offrant l’illusion d’un cadrage en mouvement. Pour exemple, un halo cuivré entoure la première apparition de Déjanire en char et la caractérise en tant que guerrière, en phase avec les sources mythologiques. Mais cet aspect contraste avec l’aura angélique (célesta et flûtes) qui nimbe son air « Là-haut dans les étoiles ». À cet égard, le deuxième acte semble le plus fascinant, lui qui se clôture par un double final : à la redoutable tempête symphonique reflétant l’antagonisme entre Hercule et sa prisonnière Iole, succède un chœur féminin d’une douceur cécilienne. Cette inventivité s’appuie sur la tentative d’incorporer la monodie gréco-latine (sur des échelles pentatoniques, ou d’hexacorde), dans les pas de sa musique de scène pour Antigone et de son Hymne à Pallas Athénée. Le disciple Gabriel Fauré en soulignait « la saveur singulière ». De douces colorations de timbres (flûtes ou hautbois à l’unisson) enrobent en effet la douce mélopée d’Iole la captive, « Ce n’est pas comme vous, les temples en ruine », climax élégiaque de la soirée.

Rutilante ou diaphane, virant au style pompier lors du ballet conventionnel de l’hyménée d’Hercule (IV), cette orchestration devient un partenaire à plein titre pour les quatre rôles, issus de la mythologie grecque. La reine Déjanire et le demi-dieu Hercule se trouvent au cœur de relations amoureuses que l’on pourrait qualifier de raciniennes. L’astuce du compositeur est d’offrir un visage à double face du couple royal, farouches guerriers autant que furieux amants. L’interprétation de Déjanire, offerte par la mezzo Kate Aldrich, est brûlante dans ses imprécations, vestiges de la déclamation de tragédienne (Cora Laparcerie de l’Odéon pour la création biterroise). Lorsque la tessiture éprouvante la fragilise dans l’aigu (la créatrice Felia Litvinne était soprano dramatique), peut-on l’imputer aux efforts de l’enregistrement in situ qui a précédé ce concert ? Celle de Julien Dran (Hercule) est d’un héroïsme assumé, aux aigus bien placés dans ses confrontations successives avec Déjanire et la jeune Iole, néanmoins plus à l’aise dans la délicatesse de l’air amoureux. Notre préférence va toutefois au couple des amants empêchés, tant leur musicalité est d’une sensibilité communicative. La soprano Anaïs Constans (Iole) affûte des aigus lumineux (contre-si), d’une justesse absolue, avant d’affronter les avances d’Hercule. En coulisses, l’artiste confie apprécier ce rôle « humble au départ, mais d’une justesse constante, qui rejoint finalement le camp de Déjanire » alors que la situation initiale en faisait des rivales. Quant au baryton Jérôme Boutillier (Philoctète), il délivre une interprétation bouleversante de l’amoureux d’Iole, devant s’incliner face au désir du fils de Jupiter (air « Ô cruauté des dieux !), d’autant que sa diction est la plus parfaite du plateau. Incarnant la confidente Phénice, la jeune Anna Dowsley est d’une aisance totale, faisant valoir un timbre chatoyant de mezzo.

Dans ce projet de réactualiser la tragédie « à l’antique », la puissance dramatique du chœur est toute aussi opérante. Elle triomphe avec les prestations du Chœur de l’Opéra de Monte-Carlo, préparé par Stefano Visconti. À l’instar de la version originale de Déjanire, les mélodies modales s’y invitent souvent, parfois même a cappella lors des libations (« Ô Jupiter, dieu, père souverain ») et c’est l’hommage choral à Hercule qui clôt la tragédie, ainsi apaisée. Le succès enthousiaste du public monégasque est à la hauteur de cette ambitieuse redécouverte qui allie paradoxalement l’esthétique classique de la tragédie post-berliozienne au modernisme orchestral … que l’on pensait réservé à un Paul Dukas.

Si l’auditeur perd souvent le sens de la déclamation dans l’acoustique de cet auditorium, davantage propice au symphonique, le prochain livre-cd de Déjanire (label PBZ) promet, lui, une prise sonore à la hauteur de sa riche collection « Opéras français ».
 

Sabine Teulon-Lardic

Kate Aldrich (Déjanire), Anaïs Constans (Iole) et Anna Dowsley (Phénice). © Jean-Louis Neveu