© OBV/Annemie Augustijns

Créé aux lendemains de la grande crise de 1929, Grandeur et décadence de la ville de Mahagonny constitue le sommet de la collaboration de Kurt Weill avec Bertolt Brecht, tant pour la radicalité du message politique que pour l’originalité de la recherche formelle dans la rencontre entre théâtre et musique. L’histoire de Jim Mahoney et de ses trois compagnons, les bûcherons de l’Alaska, pris dans les rets de la « ville-piège » où tout est permis sauf de ne pas avoir d’argent, sonne comme une implacable analyse du système capitaliste où la quête du bonheur s’échoue sur le vide du consumérisme et aboutit à la négation de l’individu et de toute transcendance. 

Dans cette production, créée au festival d’Aix-en-Provence 2019, Ivo Van Hove dit ne pas avoir nécessairement cherché à en actualiser le propos mais ce sont bien pourtant les résonances contemporaines du propos qui frappent le spectateur. Sa mise en scène virtuose utilise la vidéo en direct pour donner plus de relief aux personnages dont elle nous montre les visages en gros plan et sans apprêt. Elle renforce aussi la sensation de vertige qui s’associe au tourbillon perpétuel qui entraîne les « héros » dans les tréfonds de la dépravation et finit par les détruire. Si le premier acte paraît en ce sens un peu surchargé, noyant le spectateur dans la multiplication des effets visuels, dans les deux derniers, plus sobres et plus concentrés sur la dimension théâtrale et le cœur du drame, le metteur en scène ménage une véritable montée en puissance. Elle culmine dans la scène conclusive qui voit exploser dans toute sa violence le chaos des revendications contradictoires des masses insatisfaites, et qui semble comme une prophétie face à la crise que traverse le monde actuel. Celles qui précèdent, notamment le jugement et l’exécution de Jimmy, ses adieux avec Jenny, se révèlent d’une intensité proprement pathétique tandis que celle des « besoins de l’homme » joue d’un comique trivial qui fait mouche. Servie par un plateau sans faiblesse, soutenue par la direction au scalpel d’Alejo Pérez qui met en relief la modernité de la partition, sa puissance, sa richesse formelle et orchestrale et son lyrisme, cette vision laisse au final le spectateur abasourdi par sa force. Le ténor italo-américain Leonardo Capalbo apporte à Jim Mahoney une belle voix centrale de ténor lyrique et une sorte de candeur quasi enfantine qui rend d’autant plus cruelle sa découverte de la dure réalité et la véhémence désespérée de sa révolte face à l’injustice. En Jenny, un rôle qu'elle connaît bien, Tineke Van Ingelgem joue subtilement d’un registre mêlant indifférence et agressivité, avec une sorte d’élégance nonchalante et blasée. Son interprétation du fameux air « Wie man sich bettet so liegt man », accompagné du petit chœur des prostituées auquel a été ajouté un garçon en travesti pour faire bonne mesure, apparaît soudain comme la réponse des femmes aux humiliations masculines et prend une tonalité très contemporaine. En veuve Begbick, Maria Riccarda Wesseling confère toute l’âpreté voulue à son personnage de maquerelle sans état d’âme. Excellents aussi ses acolytes, le Dreieinigkeitmoses de Zachary Altman et le Fatty der Procurist du ténor James Kryshak de même que les compagnons de Jimmy et singulièrement le Sparbüchsen Bill du baryton Thomas Oliemans dont la belle voix chaleureuse dément la mesquinerie du personnage. S'y ajoute pour la complétude d'une performance de haut niveau, le chœur masculin qui touche à la perfection et constitue un des « personnages » majeurs de cette puissante parabole venue du premier vingtième siècle mais qui parle encore à notre époque et l'oblige à s'y reconnaître.

Alfred Caron

À lire : notre édition de Grandeur et décadence de Mahagonny/L'Avant-Scène Opéra n°166


Leonardo Capalbo (Jim Mahoney) et Tineke Van Ingelgem (Jenny Hill). 
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