Stefano La Colla (Enzo Grimaldo). © Philippe Gromelle 

La Gioconda n’avait pas paru aux Chorégies d’Orange depuis 1983 dans une production surtout marquée par la présence de Montserrat Caballé dans le rôle-titre et dont le ballet, copieusement hué, avait laissé un souvenir assez calamiteux. Pour ce retour de l’unique titre de Ponchielli resté au répertoire, Jean-Louis Grinda, spécialiste d'un opéra qu'il a déjà monté de nombreuses fois, a joué la carte de la prudence et d’une littéralité sans doute un rien trop modérée pour restituer le « romantisme noir » d’un livret dont, seule, une conception dramatique forte pourrait faire passer les maladresses et les lourdeurs. Visuellement, sa production joue de belles projections vidéos qui, associées aux subtiles lumières de Laurent Castaingt, créent une Venise à peine suggérée et varient les ambiances des différents tableaux, culminant dans un nocturne marin au deuxième acte particulièrement réussi. Mais sa direction d’acteurs reste bien conventionnelle et ne dépasse pas la simple fonctionnalité. Les scènes de foule paraissent un peu trop statiques et il manque au Ballet des Heures, confié à Marc Ribaud, un véritable propos qui justifierait au moins son titre. Tel quel, avec des costumes mi-antiques mi-baroques, alors que ceux des protagonistes et du chœur sont plutôt Renaissance, il reste un simple divertissement dans un décor de palais dont les fresques néobaroques et le rouge pompéien ont peu à voir avec le style typiquement vénitien. Surtout, il ne ménage aucun contraste avec la vision macabre, prévue par le livret, du cadavre de Laura empoisonnée sur son catafalque dont la mise en scène ne fait absolument rien comme du reste des retrouvailles des protagonistes au dernier acte.
 
Du côté de la distribution, chamboulée par de nombreuses défections, on reste également un peu sur sa faim. En Gioconda, Csilla Boross (remplaçant Saioa Hernández initialement prévue) possède les moyens d’une authentique soprano dramatique, avec une belle extension dans l’aigu, les fait valoir à plusieurs reprises, notamment dans le fameux « Suicidio » du dernier acte. Si elle sait nuancer la dynamique de son chant, son registre grave cependant paraît limité et le tempérament de la chanteuse un peu en retrait, laissant une impression assez uniforme. C’est particulièrement frappant dans son duo avec la Laura puissante de Clémentine Margaine au deuxième acte que celle-ci domine de son mezzo somptueux, coloré et charnu, avec des aigus fulgurants. Son engagement dramatique de tous les instants donne l’impression qu’elle pourrait elle‑même prétendre au rôle-titre. La Cieca de Marianne Cornetti complète le trio féminin avec un contralto de bon aloi dans une composition un peu convenue. Du côté masculin, on apprécie le timbre et les aigus brillants de Stefano La Colla dans un Enzo spinto de pure tradition, foulard de corsaire sur la tête et main sur le cœur. Sans être le plus noir des Barnabà, Claudio Sgura possède un timbre d’authentique baryton Verdi et offre un beau relief et un style impeccable à son personnage où semble déjà se dessiner les premiers linéaments du Jago d’Othello à plus de dix ans de distance. C’est du reste le caractère « néo-verdien », entre réminiscences des opéras de jeunesse du Maître de Busseto et intégration de l’évolution de son style qui frappe à l’écoute de cette partition un peu bâtarde où alternent affrontements intimes essentiellement vocaux du melodramma italien et un décorum superficiel dans la tradition du grand opéra à la française. La basse d’Alexander Vinogradov manque un peu de profondeur mais non d’autorité en Alvise Badoero. Dans la fosse, Daniele Callegari dirige avec modération et un sens aigu du climat une partition qui demanderait parfois plus de contrastes mais il tire le maximum de l’orchestre philharmonique de Nice dans les passages purement orchestraux comme les préludes et le ballet. La contribution des trois chœurs réunis d'Avignon, Toulouse et Monte-Carlo ainsi que celle des comprimari n'appelle que des éloges. Si le spectacle se taille un beau succès final, avouons que la production elle‑même n'a pas tout à fait réussi à nous convaincre de l'intérêt dramatique et de l'originalité d'un opéra assez éclectique et qui reste définitivement et au-delà de ses tubes bien connus, une œuvre de transition.

Alfred Caron


© Philippe Gromelle