Dans l’intimité de la cour de l’hôtel particulier Maynier d’Oppède, Karine Deshayes et Florian Sempey, accompagnés par Daniela Pellegrino au piano, ont fait leurs débuts au Festival d’Aix-en-Provence dans un récital à leur image : généreux, drôle et au plus haut niveau.

Le programme a permis aux artistes de déployer une palette variée d’affects et de sentiments, grâce à une habile sélection de mélodies de Rossini, en italien et en français, et de quelques airs d’opéras allant de La Scala di Seta (« Amore dolcemente ») à Guillaume Tell (« Sombre Forêt ») en passant par L’italiana in Algeri (« Ai capricci della sorte »). Commençant par une complainte La Légende de Marguerite – adaptation de la romance d’Angelina dans La Cenerentola – le récital se poursuit en alternant regrets amoureux (« Beltà crudele » ou « La Promessa ») chansons espagnoles, comme « À Grenade » ou encore la fiévreuse « Canzonetta spagnuola » – irrésistible crescendo qui tient le spectateur en haleine –, jusqu’à chanson de cabaret avec le truculent « Lazzarone », ou encore l’onomatopéique et scatologique « Chanson de bébé ». Si les deux extraits d’opéra bouffe rossinien cultivent la veine humoristique, « Sombre forêt » réintroduit une part de sublime.

Ce sont bien ces sommets que Karine Deshayes atteint dans cet air, grâce à la combinaison d’une grande intensité expressive et de moyens vocaux qui semblent ne pas connaître de limites. Voix de velours, homogénéité du timbre sur une étendue immense, agilité technique à même de surmonter tous les pièges de la vocalisation aussi bien que du messa di voce et des sons filés… mais cet inventaire, qui coche toutes les cases de L’École de chant de Garcia, ne suffit pas à dire l’art de Karine Deshayes. Tour à tour diseuse, comédienne ou tragédienne – pour Guillaume Tell –, elle s’empare avec versatilité des styles, des mots, des sentiments, pour y glisser son immense savoir-faire et surtout une palpable envie de partager et faire aimer cette musique. À ses côtés, Florian Sempey est un partenaire de choix ; d’une insolente forme vocale, il gourmande chaque mélodie et chaque air avec ce qu’il faut de cabotinage. Rapidement affleure la conscience d’être en présence des deux plus grands rossiniens de notre époque.

Ils sont soutenus par le piano intelligent et vivant de Daniela Pellegrino. Plus qu’elle n’accompagne d’ailleurs, elle joue à leurs côtés, et semble parfois les diriger. Cette cheffe de chant courue par les plus grands théâtres d’Italie et d’Allemagne, donne à ces mélodies tout le chic, le caractère faussement négligé et la bienveillante nonchalance qu’elles demandent, ainsi que l’intensité comique ou dramatique requise par les airs.

Outre le chant, on apprécie aussi l’amitié qui réunit ces trois artistes, pendant que l’un chante, l’autre – assis en retrait – sourit et s’enthousiasme, et ni Karine Deshayes, ni Florian Sempey ne manquent régulièrement de témoigner leur gratitude à l’égard de Daniela Pellegrino. Enfin, en guise de bouquet final, les trois complices nous offrent le duo du Barbier « Dunque io son », et un hilarant Trio des chats, où Florian Sempey commence comme pianiste avant de se faire chasser – dans un affrontement félin – par Daniela Pellegrino qui chante aussi les facétieux miaous.

La soirée se conclut ainsi avec la rare et précieuse sensation d’avoir été convié à une séance musicale entre amis. Quel bonheur ! 

Jules Cavalié