Michele Pertusi (Moïse). © Monika Rittershaus

Important jalon dans le chemin de Rossini vers le Grand Opéra français, Moïse et Pharaon s’est principalement maintenu sur les scènes italiennes dans une traduction, Mosè – à ne pas confondre avec l’œuvre napolitaine originelle Mosè in Egitto – avant d’être représenté en français à Pesaro et à Paris dans les grandes années de la Rossini Renaissance. Écrit pour être représenté à Naples pendant le temps du Carême, le sujet de Mosè in Egitto était donc principalement un prétexte pour accéder à la scène dans une période de l’année où les représentations profanes étaient proscrites. Arrivé à Paris sous la forme de Moïse et Pharaon, le sujet devient une aubaine scénique par son potentiel spectaculaire et son livret qui ne dépare pas dans une France prise d’égyptomanie.

Le metteur en scène Tobias Kratzer, conformément à l’histoire de l’œuvre, décide d’évacuer l’élément religieux pour se concentrer sur la dimension politique. Les Hébreux deviennent des migrants cantonnés dans un camp, en attente du prochain voyage, de la prochaine traversée périlleuse. De l’autre côté de la scène (et ce tout à fait littéralement pour le premier acte qui scinde l’espace scénique en deux), à cour, le monde occidental capitaliste, décisionnaire, qui exerce sa brutalité sur les autres. Fantasmant une confrontation entre un monde victime de l’autre, le metteur en scène allemand propose une relecture ironique de notre présent. Les migrants suivent un Moïse tout droit sorti des Dix commandements de Cecil B. DeMille, figure rêvée incarnant une libération prochaine, en même temps que mirage d’un avenir meilleur. Pharaon est un être falot, manipulable, à l’image de ces énarques-banquiers fabriqués en série qui confondent politique et management. Il est entouré d’une cohorte de conseillers et collaborateurs. Les deux mondes s’entrechoquent dans des images bien senties : quand Moïse obtient (une deuxième fois) la libération de son peuple (Acte II), le monde capitaliste reprend son cours, « business as usual », ce que montre la cérémonie présidée par Osiride (Ballet de l’acte III en entier) devenue un divertissement bourgeois auquel assistent les invités de Pharaon, plus préoccupés par la marche des affaires que par le ballet (en cela ils rappellent un certain nombre de spectateurs charriés par les Rencontres économiques d’Aix en fin de semaine dernière, plus préoccupés de discuter que d’écouter). En conclusion de l’opéra, Kratzer opère une inversion : les capitalistes sont montrés noyés, dans une vidéo jouant à la fois d’une outrance humoristique (gros plan sur des visages caricaturaux) et d’une noirceur cruelle en rappelant certaines images de migrants morts en mer. Néanmoins, soucieux d’éviter toute forme de moralisme, le cantique final montre les Hébreux/migrants arrivés en terre promise, se dorant au soleil sur une plage. Les risques endurés et les espoirs d’une vie meilleure sont cruellement mis en perspective avec une finalité consumériste. Geste caustique, il évite la sanctification des migrants, mais souligne aussi l’égoïsme de l’Occident peu désireux de partager son bien-être.

Proposition intelligente, elle est malheureusement assez peu inspirée dans sa réalisation. La direction d’acteurs n’est pas très soignée, les chœurs semblant trop souvent agir comme un groupe plutôt qu’une somme d’individualités, et ainsi trop voyant. On perd la subtilité du propos qui semble assené plutôt que conduit et la production semble avoir été montée un peu rapidement, un comble pour un Festival qui garantit entre six et sept semaines de répétitions !

Michele Mariotti livre une vision théâtrale de la partition, en accord avec sa fonction première. Il tire de belles couleurs d’un orchestre de l’Opéra de Lyon pourtant moins en forme que dans d’autres productions. Les chœurs, très sollicités dans la partition, sont réactifs à la direction du chef, mais ne disposent pas des moyens adéquats.

Pene Pati (Aménophis) semble encore fatigué de son covid. Dommage, c’est le seul à faire preuve d’une très bonne maîtrise du français, et il montre un souci de la couleur des sons typiquement français. Jeanine De Bique est Anaï, touchante dans son dernier air, la vocalise rossinienne ne semble pas évidente pour elle, ce qui engendre un chant tendu. Adrian Sâmpetrean campe Pharaon, la voix est belle et la ligne prometteuse, mais – est-ce un effet du personnage voulu par la mise en scène ? – il peine à exister et à intéresser. Michele Pertusi, vétéran du rôle, impose son personnage par sa stature et l’affection qu’il suscite, les moyens vocaux ont faibli mais il maîtrise toujours parfaitement le style et le chant rossinien. L’Éliézer de Mert Süngü intéresse, voix claire et bien projetée, on souhaiterait l’entendre dans un rôle où il pourrait faire preuve de plus de souplesse. Edwin Crossley-Mercer et Alessandro Luciano assurent leurs brèves interventions, tout comme la très solide Marie de Géraldine Chauvet. Enfin, Vasilisa Berzhanskaya est le point fort de cette distribution. Voix pulpeuse, vocalisation sans faille, c’est grâce à elle qu’on connaît l’émotion du chant rossinien.

Si la représentation souffre de nombreux défauts, on blâmera directement le compositeur pour ce qui est de l’ennui global de cette soirée. L’œuvre passionne finalement plus par sa propre histoire rocambolesque que par sa partition ! 

Jules Cavalié


Michele Pertusi (Moïse). © Monika Rittershaus