Mise en scène d'Andrei Serban. © Guergana Damianova / Opéra national de Paris

Cette Khovantchina reprend pour l’essentiel la mise en scène d’Andrei Serban donnée à l’Opéra Bastille en 2001 puis en 2013. Une mise en scène dont le but est indiscutablement de servir à la compréhension de l’œuvre sans chercher, Dieu merci, à la « revisiter ». Esthétiquement, on peut aimer ou non le décor du 1er acte ou tout se déroule autour de l’angle du mur d’enceinte du Kremlin, mais les plans scéniques qu’il offre, horizontaux ou obliques, permettent une variété de mouvements des groupes humains, aux déplacements habilement réglés, ainsi qu’à la parade du char amenant Ivan Khovanski. Le second acte chez Golitsyne montre une moitié de scène éclairée et l’autre dans l’ombre, reflet de l’ambigüité du personnage, « la demi-Europe » comme l’avait qualifiée Stassov, instruit aux lumières de la Renaissance occidentale mais se raccrochant aux ténèbres de l’ancienne Russie. Quant au choix de faire figurer à la place du portrait de la tsarine Sofia un tableau d’Ivan Argounov (1729-1802) Jeune inconnue en costume national, disons simplement que cela n’a guère d’importance tellement le portrait est beau et fait illusion avec efficacité. On est sensible à la vision désolée d’un plateau incliné surmonté d’une croix tombale devant laquelle Marfa chante sur une mélodie de pur folklore sa chanson prophétique. Une mention toute particulière pour le tableau chez Khovanski, splendide de couleurs avec une danse persane admirablement chorégraphiée, souple et sensuelle, dans laquelle le maître des lieux, maussade et noyant son échec dans la boisson, se laisse finalement entraîner avec plaisir. C’est le tableau final qui laisse un sentiment de frustration. Il débute plutôt bien, dans une atmosphère appropriée, au milieu des arbres, avec la profession de foi de Dossifeï et de ses fidèles, se dépouillant de leurs vêtements monacaux pour rester en chasubles blanches avec les cierges allumés à la main. Mais après, c’est nécessairement un brasier flamboyant que l’on attend, fût-il réalisé avec des effets de lumières épargnant tout risque de mettre le feu à la maison. Au lieu de cela on a juste droit à quelques flammèches un peu ridicules qui s’élèvent sur le devant de la scène, tandis qu’un nuage de fumée envahit progressivement le fond vers lequel la foule se dirige. On est loin de la vision d’apocalypse, que l’on aurait souhaité comparable à celle du Crépuscule des dieux. En outre, marchant vers leur autodafé certains personnages effectuent des gestes anguleux semblables à des mouvements de gymnastique dont l’éventuelle justification symbolique ne saute pas aux yeux… Un dénouement qui fait l’effet d’une « cadence évitée », en décalage avec le fracas orchestral de la scène finale réécrite par Chostakovitch. Quant à l’apparition, de dos, d’un garçonnet en costume royal figurant évidemment le jeune tsar Pierre le Grand, l’idée est sympathique dans sa logique un peu « téléphonée ».

 C’est donc la version Chostakovitch qui a été choisie, cette fois comme les précédentes. Rappelons que Moussorgski a laissé sa partition à l’état de piano et chant, avec l‘inachèvement des 2e et 5e actes. Rimski-Korsakov, le premier à s’y être consacré dans les années 1880, l’a achevée, mais y a aussi pratiqué d’énormes coupures, a réécrit et retouché inutilement de nombreux passages, et a orchestré le tout. Sa version a longtemps prévalu, mais Chostakovitch en 1959 en a effectué une nouvelle : conservant sans l’altérer la totalité de la musique de Moussorgski, il a complété à sa manière les passages manquants et a effectué une nouvelle orchestration. Il a aussi cru bon d’ajouter un épilogue, heureusement non retenu ici, reprenant un chœur du 1er acte et concluant sur le thème du lever du jour sur la Moskova afin de conférer à l’œuvre une fin optimiste. La Khovantchina de Chostakovitch dure près de trois heures et demie, et son mérite d’être restée fidèle au texte original est lourdement relativisé par une orchestration tonitruante surchargée de cuivres même dans des passages récitatifs où une instrumentation réduite aurait été logiquement préférable. Cela confère à la partition un coloris qui est totalement étranger à la musique russe du 19e siècle, et qui est en revanche typique du 20e siècle totalitaire, celui des symphonies de Chostakovitch, avec leur profusion de doublures instrumentales. Le chef Hartmut Haenchen tient sa troupe avec efficacité mais ne cherche aucunement à atténuer les décibels, ce qui oblige les interprètes à chanter presque constamment en force. Ils se montrent, il faut le dire, largement à la hauteur et donnent leur pleine mesure aux statures de leurs personnages. Les basses épiques de Dimitri Ivaschenko en Ivan Khovanski et de Dimitri Belosselski en Dossiféï font retentir à pleine puissance leurs appels charismatiques au peuple et au sacrifice ; Evgeny Nikitin confère toute sa rouerie de comploteur et sa douleur de patriote à Chaklovity. Dans le rôle de Golitzyne, John Daszak bataille comme il peut avec la langue russe, mais son ténor trop systématiquement criard nuit aux nuances aristocratiques du personnage. Dans les rôles secondaires, Gerhard Siegel campe un Clerc à tous points excellent par les intonations, le jeu et les mimiques, et Sergeï Skorokhodov réussit la gageure de rendre intéressant et presque humain le personnage détestable d’Andreï Khovanski. Dans l’équivalent chez les dames on est moins bien servi avec le soprano peu stable d’Anush Hovhanessian en Emma, et celui aigrelet de Carole Wilson en Suzanna, à qui il manque totalement la dimension hystérique et haineuse qui jaillit des propos du personnage, auquel Moussorgski attachait une grande importance. Heureusement il y a, dominant la distribution sans distinction de sexes, la Marfa d’Anita Rashvelishvili, aux résonances immenses, aux graves abyssaux, aussi poignante en amante bafouée que fascinante en prêtresse extatique et en sorcière clairvoyante, qui s’inscrit dans la lignée des légendaires Arkhipova et Obraztsova. Le Chœur l’Opéra de Paris, malgré quelques décalages avec l’orchestre, fait valoir son implication dynamique et une belle homogénéité des voix – et que faire s’il manque un peu chez les basses de ces insondables « octavistes », ces pédaliers d’orgue des chœurs religieux russes… Un public aussi endurant qu’enthousiaste a salué comme il le méritait le brassage de forces de cette performance, qui a rappelé la réalité exprimée par Moussorgski il y a de cela un siècle et demi, dans un chœur du 1er acte, et toujours aussi douloureusement d’actualité sur ce que vit la Russie : « Un joug qui n’est pas celui de l’ennemi mauvais, étranger, intrus, mais celui de tes enfants, dans le désordre et l’injustice »…


André Lischke

A lire : notre édition de La Khovantchina / L'Avant-Scène Opéra n°57/58



Mise en scène d'Andrei Serban. © Guergana Damianova / Opéra national de Paris