Ingela Brimberg (Elektra) et Tanja Ariane Baumgartner (Klytämnestra). 
© Carole Parodi / GTG

Dans Elektra la vengeance n’est pas une rancune, ni même le désir d’obtenir réparation d’un outrage subi, elle est l’inévitable accomplissement d’un destin meurtrier, un rituel d’affirmation de soi, un papillon mortel qui perce une chrysalide sanglante. C’est une vengeance par-delà le bien et le mal : il y est question de survie plus que de morale, elle permet d’atteindre l’ivresse et la jouissance qui se matérialisent dans la danse.

Ulrich Rasche, qui a monté la pièce éponyme d’Hofmannsthal à Munich, adapte le dispositif dont il avait usé au théâtre parlé pour sa première mise en scène lyrique. À travers un parti pris de décontextualisation radicale, il concentre son propos sur le mécanisme de mise en œuvre de la vengeance, dès lors la psychologie des personnages est réduite à l’essentielle : il met ainsi à nu les rouages qui mènent aux meurtres vengeurs, comme autant de phases d’attaque et de défense entre duellistes. Pour cela il a misé sur une scénographie dantesque réalisée en collaboration avec Leonie Wolf.
Une impressionnante tour de fer occupe l’espace scénique, posée sur le plateau tournant du théâtre et coupée en plan inclinée en son milieu, elle est divisée en deux plateaux tournants. Le disque inférieur, plus large, délimite une coursive sur laquelle évoluent  les personnages périphériques de la tragédie puis par laquelle Oreste entre dans le drame. Là-dessus se pose un disque de diamètre plus réduit, sur lequel s’abaisse ou se lève la partie supérieure de la tour, permettant ainsi de mettre l’espace en retrait ou au centre de l’attention. Ce disque peut aussi se mouvoir, du centre du plateau inférieur vers le bord, et présenter tour à tour son inclinaison ou bien son bord le plus élevé, rendant ainsi possible un grand nombre de jeux scénographiques, de l’étagement le plus progressif au précipice vertigineux. Il s’agit là du lieu de la tragédie, des affrontements entre Elektra, sa mère, sa sœur et Egisthe. L’espace ainsi conçu permet au metteur en scène de jouer sur les rapports de force entre les personnages : Elektra descend par exemple vers Klytämenstra comme l’animal rusé approche sa proie, plus tard elle rejoint un Egisthe aux abois, littéralement au bord du précipice. Symboliquement, ce dispositif de plateaux tournants et mouvants évoque les destins qui président à cette tragédie infernale.
Grâce à ces subtiles variations, l’image n’est jamais la même et l’effet est d’autant plus saisissant lorsque l’ensemble de la tour se déplace vers le fond de la scène et qu’une descente de projecteurs éblouit le public après la sortie d’Oreste. Les splendides lumières de Michael Bauer parachèvent en effet cette variété en modulant le noir et le gris qui règnent sur scène et dans les costumes. Ceux-ci – signés Sara Schwartz et Romy Springsguth – évoquent un univers paramilitaire (rangers et pulls noirs), à l’exception de Clytemnestre, qui porte une jupe noire longue, et Chrysothémis dont les hauts faussement transparents et luisant suggèrent une dimension séductrice tout à fait absente de la tenue d’Elektra. Cet ensemble précis et hypnotique, captivant et puissant de sobriété tient le spectateur en haleine jusqu’à la fin.

L’inclinaison du plateau et son mouvement permanent compliquent un peu plus, pour les interprètes, le défi physique que représente cette partition. D’une grande homogénéité, le plateau vocal relève le gant avec panache. L’épuisant rôle d’Elektra est tenu impeccablement par Ingela Brimberg. Elle darde des aigus étincelants qui compensent un grave un peu détimbré, et surtout déploie un chant classieux et félin. Théâtrale sans histrionisme, elle distille la férocité du personnage avec justesse, et la force ne vient jamais brutaliser la musique. Sara Jakubiak livre une prestation de grande tenue en Chrysothemis. Le propos de la mise en scène ne jouant pas des hésitations du personnage, elle semble parfois un peu en retrait, ni tout à fait jeune fille, ni complice. La Klytämnestra de Tanja Ariane Baumgartner a des séductions plus immédiates : timbre capiteux, ligne souple, elle épouse toutes les facettes de cette souveraine en proie au doute dans une performance à couper le souffle. Károly Szemerédy est un Oreste au timbre ténébreux, qui bâtit avec intelligence la progression de son court rôle : du mystère au défi en passant par la reconnaissance triste et attendrie de sa sœur Electre. L’Ägisth idiomatique de Michael Laurenz assure le rôle de l’homme qui se leurre jusqu’au bout. Enfin, on salue tout particulièrement l’excellence des petits rôles qui essaiment la partition : on retrouve ainsi Julien Henric en jeune serviteur, toujours aussi excellent que dans Anna Bolena, on apprécie les commentaires fielleux de la confidente (Elise Bédènes) et de la porteuse de traîne (Mayako Ito) qui accompagnent Clytemnestre, la solidité de Michael Mofidian (précepteur d’Oreste) et Dimitri Tikhonov (le vieux serviteur) et enfin le splendide numéro d’envie et de ressentiment des cinq servantes (Marta Fontanals-Simmons, Ahlima Mhamdi, Céline Kot, Iulia Elena Surdu, et Gwendoline Blondeel qui se distingue en 5e servante angélique) et de la surveillante (Marion Ammann).

L’orchestre de la Suisse Romande est un instrument de luxe pour rendre justice aux mille détails de la partition. Comme bien des œuvres de Strauss, Elektra est une gageure en termes de technique instrumentale : on ne peut que saluer la précision avec laquelle les différents pupitres relèvent le défi. Jonathan Nott – le maître des lieux – ménage à chacun l’espace nécessaire pour réaliser sa partie avec le plus d’aisance possible : les plans sonores sont détaillés, on passe de la tension âpre et inquiétante à la tendresse qui se mue en sensualité méphitique sans jamais perdre le fil de la tension. On regrette tout juste que le chef ne tende pas tout à fait l’arc de la tragédie en n’allant pas jusqu’à l’excès : la valse dionysiaque d’Elektra réanimée par le sang versé manque ainsi de peu l’ivresse paroxystique.

Jules Cavalié

 
À lire : notre édition d'Elektra / L'Avant-Scène Opéra n° 92



© Carole Parodi / GTG