La semaine précédente, Esa-Pekka Salonen avait emporté l’Orchestre de Paris dans une exécution magnifique du Concerto pour violoncelle n°1 de Shostakovitch, accompagnant aux sommets un Gautier Capuçon au son magistral, avant d’offrir une leçon de modernité sonore tout au long d’une VIe Symphonie de Bruckner dégraissée de tout excès de tradition XIXe.

Cette fois, c’est la création française du Premier Concerto pour violon de Bryce Dessner, puis la leçon magistrale du Château de Barbe-Bleue de Bartok, qu’il proposait au public parisien.

Bien qu’il vive au Pays basque, l’américain Bryce Dessner est bien représentatif de la création contemporaine d’Outre-Atlantique. On entend dans ce Concerto très consonant des clins d’œil à Bernstein, pour l’agitation de la masse sonore, comme aux minimalistes, pour la façon d’en renouveler les ostinatos. C’est donc bien de l’héritage américain qu’il nous parle, tout au long de cette œuvre en 3 parties, liées les unes aux autres sans coupure. Relativement courte - 25 minutes - elle se veut une version moderne d’un pèlerinage que lui a inspiré un livre d’Ann Carson, celui qui depuis des siècles mène à Compostelle. Mais un pèlerinage sur les traces d’une tradition de la forme, celle du concerto, tant de fois emprunté par les compositeurs des siècles passés.

Avouons y avoir surtout entendu le foisonnement d’une matière en perpétuelle dynamique, entre soubresauts et balancements, que le violon puissamment tenu par Pekka Kuusisto, parfois un peu noyé par la masse à l’unisson, mais d’un jeu d’une expression sans faille, suscite de toute sa virtuosité.

Cette dynamique obsédante prend le temps d‘une respiration, au second mouvement, dont les transparences scintillantes du second solo instrumental évoquent cette fois Messiaen. Mais c’est pour reprendre sa course de plus belle au dernier mouvement, qui fait plus penser à une danse avec le Diable au bord du gouffre qu’aux félicités que doit délivrer l’arrivée à Saint-Jacques. Même si l’on s’interroge sur le chemin, et son manque de clarté, au moins passe-t-on un moment agréable à cette écoute un peu étonnante d’une partition qui est loin d’être rébarbative.

L’obsession a elle aussi sa part constitutive fondamentale au Château de Barbe-bleue, mais à l’inverse du Concerto de Dessner, le chemin qu’elle nous fait suivre va de l’avant avec un sens de la construction en arc d’une efficacité rare. Et Esa-Pekka Salonen, tout en en proposant une magistrale leçon d’épure sonore, n’en manque aucune des gradations dramatiques (les fameuses portes) jusqu’à la défaite du couple qui s’enfonce dans l’obscurité. Obscurité réelle (la salle plonge dans le noir), dont la narratrice, Judith Chemla, parfaite évocatrice, l’avait fait surgir initialement, avec la mélodie pentatonique à l’enivrante tristesse qui revient clore l’heure de fascination qu’elle avait ouverte, scellant le destin de Judith, et l’incapacité de Barbe-Bleue à vivre autrement que dans la nuit de ses souvenirs douloureux. Pour magnifier ce maelstrom de sentiments, il faut un orchestre majuscule – l’Orchestre de Paris s’y défonce en majesté – et deux voix qui sachent convaincre de la complexité de leur personnage.

Chance, on est là face à deux monstres sacrés du chant contemporain. Le Duc, c’est Gerald Finley, aussi marmoréen que magnétique, se refusant à toute théâtralisation inutile : il incarne, tendu, immobile, la puissance d’un esprit obsédé de lui-même, et de sa peur de l’épouse. Défait, au début, comme lassé, refusant la bataille qui s’annonce, il s’impose peu à peu par la beauté du timbre, par le prégnant de ses couleurs, par la pénétration du personnage, face à cette épouse qui pense pouvoir découvrir le moindre recoin de son être. Judith, c’est Nina Stemme, un peu retenue aux premiers mots, mais dont l’instrument trouve vite un brillant, un tranchant d’un éclat irrésistible, grave intact, medium plein, chaleureux, aigu éblouissant, tranchant, dont les harmoniques envahissent l’espace sonore d’une puissance qui renvoie aux souvenirs d’une Nilsson déchaînée comme elle savait l’être.

On n’aura pas la cuistrerie de saluer chez eux la valeur de chaque mot, de chaque accent d’une langue si difficile à maîtriser, mais le résultat est là : la soirée prend feu, dans la splendeur des voix, dans la vérité d’un théâtre de l’intellect.

Si la montée des premières portes construit à l’orchestre sa fascination symboliste par la seule évocation sonore, des bois qui saignent sur les cordes, de l’instrumentarium au complet pour faire voir les joyaux, les fleurs, le sommet, bien entendu, c’est l’ouverture explosive de la cinquième porte, celle du domaine de Barbe-Bleue, quand la paroi de l’orgue de la Philharmonie s’ouvre, tuyaux ronflants de son plein-jeu, les cuivres placés dos au public renvoient le Do majeur général au chef qui s’est tourné vers eux, c’est à dire vers nous, le public – pour affirmer que nous sommes ce royaume, captif et captivé ? – sous un déferlement de lumière éblouissante. Tout bascule après, on le sait, vers la connaissance intime, vers les larmes, et les autres femmes, sauves, prisonnières, comme Judith désormais. Changement de tonalités, chromatisme envahissant, l’orchestre va à son plus insinuant, à son plus rougeoyant, tandis que le drame se referme.

Une immense réussite, qui montre que parfois, la scène n’est pas si nécessaire qu’on pourrait le croire. L’orchestre, les solistes, le chef, la lumière dans l’architecture, assurément, tout Le Château de Barbe-bleue était là ce soir.

Pierre Flinois

 A lire : notre édition de Le Château de Barbe-Bleue / L'Avant-Scène Opéra n° 303