Oksana Lyniv (direction), Concert Tchaïkovski 20-21. © Elena Bauer-OnP

Voici plus d’un an, l’Opéra annonçait pour fin mai début juin 2021 une nouvelle production, au Palais Garnier, de La Dame de Pique, confiée à Dmitri Tcherniakov pour la mise en scène,  et aux baguettes alternées de Daniel Barenboïm et d’Oksana Lyniv, la jeune cheffe ukrainienne. C’était un des points fort de la saison. Le Covid en aura décidé autrement, et s’il a été possible de sauver les Aida, Faust et Soulier de satin prévus entre février et juin, on annonçait bientôt que la production de l’opéra de Tchaikovski serait une reprise de celle de Lev Dodin, au répertoire maison depuis 1999, avant qu’elle ne sombre finalement  corps et biens.

Comme témoin, il en sera resté cependant 3 concerts à Bastille, présentant des extraits d’Eugène Onéguine, de Iolanta et de cette Dame de Pique. Aux trois survivants de la distribution initialement prévue, la jeune cheffe parrainée par Barenboïm, Asmik Grigorian, la fameuse Salomé de Salzbourg - qui font ainsi toutes deux leurs débuts parisiens - et Etienne Dupuis, on aura joint pour la circonstance Varduhi Abrahamyan, bien connue à l’Opéra, et le ténor russe Ivan Gyngazov, lui aussi faisant ses premiers pas à Paris. Résultat ? Un formidable concert, salué au final par une standing ovation !

Eugène Onéguine est condensé par son Ouverture, dont Oksana Lyniv donne immédiatement le ton poétique requis, suivie par la Scène de la lettre, qui permet de retrouver celle qui a enthousiasmé Salzbourg depuis 4 ans avec Marie, Salomé et Chrysothémis. Il est intéressant de penser que ces deux interprètes se retrouveront dans 5 semaines à Bayreuth pour la nouvelle production du Hollandais volant : leur évidente entente, au delà de leurs qualités propres, sera sans doute l’un des atouts de cette nouveauté-là. Ici, c’est dans son répertoire natif – n’est-elle pas arménienne-lituanienne ? - qu’on retrouve Asmik Grigorian. Sa Tatiana saisit immédiatement par ses résonnances typiquement russes. La voix n’offre pas l’opulence d’une Anna Netrebko : tout en étant celle d‘un grand soprano lyrique, le timbre, très remarquable, est plus corsé, plus dramatique, plus investi théâtralement parlant dans le rendu du texte. Les couleurs sont de prime abord un peu grises, elles vont s’épanouir bien vite, et en splendeur, la projection est parfaite, l’aisance absolue, la personnalisation, entre gaucherie amoureuse et enthousiasme adolescent, est évidente : toute la fraicheur de Tatiana est là, mais une Tatiana de caractère, comme autrefois Galina Vischnevskaïa. Une fois de plus, Grigorian, actrice-chanteuse exceptionnelle, aux gestes, au visage expressifs jusqu’à la fascination, n’incarne pas, elle est. Tout en imposant ce mystère de la fascination d’une artiste majeure, qui efface tout autour d’elle. Et pour la porter, Lyniv a le souffle, le sens de l’espace, le lyrisme emporté, sans s’épancher jamais en des tempos trop alanguis, ce qui laisse passer une impression de distance tout un moment, bientôt éclipsée par la dynamique de la direction.   

L’Onéguine d’Etienne Dupuis paraît alors pour son air. Le canadien est excellent : maitrise de la ligne, comme du caractère, du style que porte le racé du timbre, la puissance expressive de ce blasé méprisant jusqu’à l’inconscience. Mais après cette Tatiana d’exception, il n’apparaît pas de ceux qui vous happent par leur chant. Question de présence.

C’est dans le duo final que la rencontre va avoir lieu. Elle est passée instantanément de la jeune fille émotive à la grande dame épanouie, sûre d’elle-même, mais pas moins déchirée intérieurement, et dont la retenue se fait explosion. Lui s’offre, buté, à ce refus qu’il ne peut comprendre et si, pour un bref instant, « le bonheur passé » les unit à l’orchestre dans un vrai moment suspendu, c’est pour mieux marquer l’infinie distance qui les sépare, et la domination que cette princesse a sur ses propres sens. Magistral. Et là, l’orchestre a bien pris feu.

En conclusion, la Polonaise vient détendre l’atmosphère, pour mettre ce dernier parfaitement en valeur. La battue de Lyniv, qui danse sur son podium, souriante, mais quasi-didactique, délicate mais aussi autoritaire, privilégie le tendu, le rebond (le morceau s’y prête), sans jouer l’excès d’appui et de rubato.

Iolanta vient alors apporter sa douceur face à cette tempête des sentiments.  L’air de l’héroïne qui réclame avant tout juvénilité, innocence, et lyrisme absolu convient moins bien à la voix de Grigorian. Si dans Salomé, ces mêmes qualités étaient évidence au milieu du foisonnement d’écriture de Strauss, la délicatesse de celle de Tchaikovski pour son délicieux conte, ne les retrouve pas aussi bien prises en charge, la voix étant ici de fait  trop naturellement dramatique pour incarner à la perfection l’angélisme de jolie princesse aveugle. On n’est ici que dans une excellente prise en charge, non dans une incarnation. Pour le duo avec Vaudémont, le jeune ténor russe Ivan Gyngazov étoile de l’Helikon de Moscou, déploie en contraste un timbre séduisant en diable, une chaleur communicative, et la fraicheur de cette jeunesse qui n’a pas froid aux yeux, quand elle veut aboutir. L‘aigu est magnifique, rayonnant, le médium et le grave sont moins sonores, mais quelle séduction globale. Et le « duo de la lumière » devient ainsi un moment irrésistible auquel Grigorian, participe avec une technique de haut vol.   

La Marche slave op.31 ouvre ensuite la seconde partie du concert. Elle n’est pas de la même inspiration que les trois opéras présents ce soir,  mais est de ces œuvres démonstratives qui permettent à un orchestre de briller de tous ses feux. L’orchestre de l’Opéra ne rate pas l’épreuve, chacun y va de sa virtuosité, en particulier les cuivres. Et Lyniv joue le pictural, le narratif, et au delà du rythme et de l’éclat, un évident sens du rubato, tout en évitant de trop charger l’effet.

La Dame de Pique  suit, avec le duo Lisa Paulina, qui permet à Varduhi Abrahamyan d’exposer le fruité de son timbre et l’opulence de son mezzo, presque trop généreux dans son air qui suit. Etienne Dupuis revient ensuite pour l’air d’Yeletski. Malgré la sympathie qu’il exprime, et la maîtrise de son chant, il lui manque la splendeur absolue du timbre pour s’inscrire parmi les très grands interprètes d’un rôle avant tout lyrique. Mais ce sont là hors d’œuvre face aux deux duos d’Hermann et de Lisa qui encadrent son air, et qui ramènent le drame au premier plan. La Lisa de Grigorian, à la plastique ébouriffante, soulignée par une magnifique robe fourreau qui met en valeur sa sveltesse et sa grande taille, s’exprime d’une voix blessée, inquiète, où le doute s’insinue déjà ; et son chant masque par ses couleurs les diamants qu’il recèle et qui étincellent ici et là, tandis que Gyngazov étonne par sa maîtrise d’Hermann, qui est plus ici un grand lyrique que le stentor trop souvent entendu : le phrasé, la qualité de la ligne, le charme réel du timbre font merveille, occultant presque le caractère obsessionnel du jeune homme. Et le dramatisme du duo convient parfaitement à Lyniv, qui y déploie un lyrisme qu’on n’entendait pas aussi marqué dans Onéguine.

Mais pour l’autre duo, c’est l’emportement jusqu’à la folie et au suicide qu’elle porte au sommet. Et les chanteurs prennent feu, eux aussi.  Même si le grave reste un peu trop pâle, Gyngazov s’impose comme l’un des Hermann les mieux chantés qui soit, par le brillant d’un aigu décidément magnifique, et par l’engagement viscéral ,tandis que la Lisa de Grigorian apparaît comme une figure tragique d’autant plus irrésistible que là encore, son aura est aussi mystérieuse que réelle. Définitivement, c’est à Galina Vischnevskaia qu’on pense. Tatiana le disait déjà, Lisa le confirme : dans le répertoire russe, Asmik Grigorian s’impose au plus haut niveau, comme dans le répertoire allemand.   
Public enthousiaste, qui se lève pour fêter longuement tous les artisans de cette réussite qui n’appelle qu’un commentaire, en fait : encore !


Pierre Flinois


Oksana Lyniv (direction), Asmik Grigorian (soprano), Concert Tchaïkovski 20-21. © Elena Bauer-OnP