Point fort de la semaine musicale à Paris, l’intégrale des Symphonies de Beethoven, comme seuls savent les rendre les Wiener Philharmoniker, entre charme et somptuosité, magistralement dirigées par Andris Nelsons qui fait de la Symphonie « Pastorale » une fresque aux images évidentes, et de la Septième, une machine aussi impérieusement démonstrative que ce qu’offrait l’été dernier Kirill Petrenko avec ses Berlinois dans la Neuvième. Comme entracte au milieu de ces quatre soirées, proposer Fidelio était cohérent, mais aussi risqué : le Swedish Chamber Orchestra n’est pas la plus prestigieuse des phalanges, ni Thomas Dausgaard l’un des chefs d’orchestre les plus en vue du moment, même si sa réputation ne cesse de grandir depuis qu’il a dirigé cet ensemble (de 1996 à 2019). Pour eux, s’imposer au regard de la phalange viennoise était donc un pari, remporté avec succès.

La scène du Théâtre des Champs-Élysées ouverte, en installation de concert, sous un éclairage de LED bleues voit s’installer autour de l’orchestre un groupe de femmes qui brandissent les photos de quelque cher disparu, évoquant les Mères de la place de Mai à Buenos Aires. On comprend aussitôt que ce concert sera mis en scène de façon réaliste et contemporaine. Point de décors, hors ce lampadaire central double et blafard, et une petite cage de métal, verticale, lumineuse, installée à cour, qui sera la cellule de Florestan, qui l’occupe déjà. On amène, brutalement, un autre prisonnier à qui on impose de diriger l’orchestre de la prison. L’une des femmes, robe à fleurs et blouson en jeans, coupe alors la longue natte de sa coiffure, et sort, chaleureusement saluée par ses compagnes. On a identifié Leonore, qui va changer d’apparence. Un gardien apparaît, balai à la main, c’est Jaquino qui va expliciter le lieu et l’action, avec pas mal d’humour. C’est qu’on a donc supprimé les dialogues de Sonnleithner et Treitschke, pour laisser à ce commentateur sympathique - sur un texte d’Anna Linden - le soin de faire la contextualisation, les liaisons utiles, tout en contant ses amours malheureuses et son admiration jalouse pour ce Fidelio courageux, qui ose tout dans cet univers carcéral lénifiant où règne par la terreur Don Pizarro.

Paris avait – en 1955 à Garnier–, lors d’une visite de l’Opéra de Stuttgart, fort mal réagi à une proposition du même type, signée Wieland Wagner, qui avait supprimé ces textes un peu naïfs pour les remplacer par un récitant, très mal accueilli. Les temps ont visiblement changé, et le délicieux Daniel Johannsen, Évangéliste reconnu, et Jaquino épatant, fera même rire le public. On regrettera pourtant qu’au mélodrame du deuxième acte, on ait refusé à Rocco et Leonore d’inscrire leur voix, comme au si poignant « Gott ! Er ist’s ! » de l’épouse reconnaissant son époux de secouer la salle. Mais incontestablement, entre le jeu d’acteurs retenu, mais personnalisé, et l’investissement intelligent du lieu, avec l’irruption du chœur des prisonniers au parterre du théâtre, saisissant de clarté, d’individualités, cela marche. C’est aussi que l’action musicale s’avère fortement menée. Thomas Dausgaard impose une lecture tendue et vive, où la pulsation beethovenienne se fait volontariste dès l’ouverture (celle de Fidelio - Leonore III n’apparaîtra pas ici selon la tradition mahlérienne, non plus que ses deux autres variantes possibles), et dit bien le drame et les enjeux, les passions et l’engagement amoureux, et surtout l’esprit de l’œuvre militant pour la liberté.

Autre atout, qui n’est pas donné à toutes les nations, et certainement pas à la nôtre : réunir ici une distribution entièrement suédoise, autour de la plus célèbre d’entre leurs sopranos, Nina Stemme. Et si l’on n’a guère trouvé de merveille dans la voix exacte mais sans vrai éclat ni charme particulier de la Marcelline de Malin Christensson, on a pu admirer l’excellent Ministre de Karl-Magnus Fredriksson, le superbe Rocco de Johan Schinkler, avec l’exacte voix du rôle, entre faconde et émotion, la très bonne tenue de Michael Weinius, Florestan sonore et plus que probe, sinon aussi inspiré que Jonas Kaufmann pour son air. Reconnaissons à chacun que le fait qu’ils soient pratiquement inconnus hors de Suède n’enlève rien à leurs qualités d’interprètes de haut niveau.

John Lundgren, lui, est surtout connu des wagnériens, puisqu’après avoir été Wotan à Bayreuth, il y sera l’Alberich du nouveau Ring de cet été. Son Pizarro a le mordant, la virulence, la colère et la noirceur du méchant idéal, et un don d’acteur puissant chevillé au corps. Nina Stemme a elle depuis longtemps mis Leonore à son répertoire international, sans l’avoir jamais vraiment eue dans la voix ; avec Abbado déjà - le disque en témoigne - c’est prudemment qu’elle abordait « Abscheulicher », tout en offrant à l’acte II des aigus magnifiques. Mais ce soir, il n’en reste plus grand-chose, et on est loin des Brünnhilde ou Turandot assurées qu’on lui entendit il y a peu encore, royales, et pour la première, émue : aigus pratiquement tous en force, coupes respiratoires pour les aborder, timbre terni, elle n’est plus à l’aise dans ce rôle impossible, et malgré l’engagement qu’elle y offre et la sympathie un peu bonasse qu’elle donne à son travesti, l’actrice ne peut s’empêcher de montrer que ce qui la préoccupe, c’est bien son chant plus que son rôle.

Finalement, entre les chœurs, excellents, l’orchestre qui s’est totalement investi malgré quelques rares flottements et imprécisions instrumentales, la battue décidément particulièrement heureuse du chef, et ces solistes qui sont une excellente surprise, on se dit que si l’on venait pour elle, c’est avec les autres qu’on a pris le plaisir d’un vrai Fidelio.

Pierre Flinois