Violeta Urmana (Azucena)

Au cœur du répertoire italien,
Il trovatore constitue un des piliers de l’art lyrique transalpin. Ce statut fut consacré dès sa création par le succès immédiat qu’il a rencontré auprès du public tant italien qu’international. Malgré une dramaturgie déconcertante où les tableaux s’enchaînent sans continuité et sans évidence narrative, les divers rebondissements produisent une habile succession de scènes d’action, de récit ou d'introspection permettant de varier les numéros musicaux. Ainsi chœurs, airs, duos, ensembles, ou « scènes » (moments où l’action prend le pas sur le discours musical d’un personnage au profit d’échanges plus brefs) s’entremêlent habilement sans jamais perdre l’attention du spectateur. En conséquence, la partition aligne sans faiblir des airs d’anthologie où la vaillance le dispute à la tendresse, et la joie cède au désespoir ... si bien que l’auditeur ne sait plus très bien quel air fredonner en traversant la Galleria Vittorio Emanuele II au sortir du théâtre !

Mais cet éblouissement musical se paye scéniquement. Difficile en effet de bâtir une mise en scène efficace pour une action aussi décousue. Dans une production conçue pour le Festival de Salzbourg 2014 et remaniée pour la circonstance, Alvis Hermanis propose d’unifier l’action en la situant dans un musée exposant les chefs-d’œuvre de l’art pictural italien. Les tableaux racontent ainsi l’histoire au gré des commentaires des guides-conférenciers. Ferrando narre ainsi à un groupe de touristes l’histoire du vieux comte de Luna et du rapt de ses enfants, tout comme Azucena chante sa chanson gitane « Stride la vampa » sous un tableau de vierge à l’enfant. Mais l’action bascule et le commentaire érudit devient action, les gardiennes et gardiens du musée troquant leurs uniformes pour des costumes d’époque dont la grande littéralité est contrebalancée par un travail d’harmonisation de leurs couleurs avec les décors et les lumières autour d’un nuancier de rouge. Manrico apparaît désormais en tunique et cape rouges face à une Leonora en longue robe de velours. Les beaux décors d’Alvis Hermanis et Uta Gruber-Ballehr continuent de se mouvoir – en présentant les tableaux ayant inspiré au personnel du musée ce passage de l’autre côté du miroir (ou de la toile) – au risque de contredire l’unité initialement recherchée en recourant à un lieu unique. Les nombreux baissers de rideau scandent une action déjà très saccadée.

Le programme de salle annonce, dans un article de Ronny Dietrich, l’intention d’Alvis Hermanis de donner à voir le rapport entre passé et présent qui habite l’œuvre. En effet, dans le livret, les évocations des événements antérieurs au début de l’opéra permettent de comprendre à quel point l’action est déterminée avant même le commencement de la pièce. La réalisation de cette intention suscite néanmoins l’embarras : nous ne saurions personnellement restituer le propos du metteur en scène et sa logique interne, et encore moins en proposer une lecture. Le basculement dans l’univers médiéval semble certes permettre une littéralité de nos jours plutôt rare, surtout sur les scènes européennes, après un détour conceptuel (le contexte initial du musée), mais sans que nous puissions en saisir la portée par rapport au livret et à la musique.

Celle-ci bénéficie au contraire d’un traitement limpide. Honneur, tout d’abord, à un protagoniste de premier ordre dans cet ouvrage : les chœurs. Articulation du texte, couleurs de l’ensemble, vivacité rythmique et dynamique, les artistes préparés par Bruno Casoni magnifient les nombreuses pages qui leur sont dévolues. Les seconds rôles participent aussi à la réussite musicale de la soirée, Caterina Piva (Ines), Giorgi Lomiseli (un Vieux Gitan), et Hun Kim (un Messager) remplissent leurs rôles avec une égale efficacité vocale et scénique. Parmi eux on distingue le Ruiz de Taras Prysiazhniuk, artiste de l’académie de la Scala, ténor lyrique au timbre clair et au chant délicat. Ferrando introduit l’œuvre en racontant les événements qui ont déclenché la haine héréditaire entre la famille comtale et les gitans. Gianluca Buratto prête aux accents belliqueux de ce soldat sa puissante voix de basse au timbre séduisant, et l’opulence des moyens vocaux n’entrave jamais la ligne du chant. Le comte de Luna de Massimo Cavalletti dépasse les limites d’une voix qui paraît forcée par une conscience profonde du fraseggio, cet art italien d’adéquation de la musique et du verbe. Face à lui Francesco Meli, ténor aimé du public scaligère, incarne un Manrico correspondant à l’idéal-type de l’interprétation canonique italienne : voix claire et projetée avec aisance (le contre-ut final de « Di quella pira » fut raisonnablement tenu !), souci mélodique, il alterne entre vaillance et tendresse avec une cohérence traditionnelle. À ses côtés Liudmyla Monastyrska semble d’abord sur ses gardes. La soprano aux moyens colossaux privilégie ainsi une attention scrupuleuse à la diction et vocalise avec finesse. Les quelques moments où elle se libère de cette précaution font regretter cette trop grande retenue. À rebours de cette prudence, l’Azucena de Violeta Urmana s’impose avec charisme. Si le registre médium-grave semble disjoint des aigus, l’effet n’en est que plus saisissant pour ce personnage manipulateur qui rumine sa vengeance depuis si longtemps. La puissance vocale et la maîtrise du souffle lui confèrent une aisance dans tous les registres de sentiments que ce personnage déploie pour mener à bien ses funestes projets.

La scène est soutenue par un orchestre d’exception. La chaleur des timbres des différents pupitres combinée à une intime conscience des ressorts dramatiques de cette musique en font un interprète de premier ordre pour le répertoire verdien. À sa tête Nicola Luisotti, fin connaisseur de la maison et de ce répertoire, joue des qualités acoustiques de la salle qui lui permettent de livrer une interprétation dramatique ciselée et généreuse sans mettre en péril l’écoute des voix. Les effets orchestraux font mouche et les formules d’accompagnement chantent d’un même souffle avec les personnages.

Si Il trovatore est un des titres favoris des directeurs d’opéra pour sa capacité à remplir les salles, les forces du Teatro alla Scala et les artistes invités ont réaffirmé l’intérêt musical essentiel de cet ouvrage.

 

Jules Cavalié

À lire : notre édition du Trouvère : L’Avant-Scène Opéra n° 60


Gianluca Buratto (Ferrando), Violeta Urmana (Azucena) et Massimo Cavalletti (le comte de Luna)
Photos : Brescia e Amisano