À l’écoute des premières scènes de ces Fantômes de Versailles, on imagine assez bien la stupeur des spectateurs lors de leur création au Met en 1991. John Corigliano allait-il les entraîner dans l’univers de l’atonalité la plus radicale et leur infliger pendant les deux heures trente de son opéra des criailleries en guise de chant ? D’évidence, c’est un clin d’œil aux poncifs sur l’opéra contemporain que le compositeur a voulu faire en introduisant l’au-delà où languissent les fantômes de Marie-Antoinette, de Louis XVI et de leur cour dans un registre que n’aurait pas récusé Bernd Alois Zimmermann. Car dès que commence la représentation de l’opéra que Beaumarchais a imaginé pour les distraire de leur ennui et éloigner la Reine de sa souffrance et du traumatisme de sa décapitation, voire tenter de changer le cours de l’histoire, la musique bascule dans le pastiche et nous offre une enfilade de jolis numéros (une cavatine pour Figaro, un duetto pour Suzanne et Rosina, etc...) que traversent de fugitives réminiscences des Noces de Figaro et du Barbier de Séville, parmi d’autres un peu moins reconnaissables, et dont le style paraît directement venu de la comédie musicale et mâtiné d'écriture savante.

Utilisant le troisième volet de la « trilogie Figaro » de Beaumarchais, La Mère coupable, auquel il ajoute une intrigue autour de la fameuse affaire du collier de la Reine, le livret de William M. Hoffman est tout à la fois un tour de force dramaturgique de théâtre dans le théâtre et un plaidoyer historique qui s'achève dans une sorte de sanctification du personnage de Marie-Antoinette. Les allers-retours entre l’univers fantomatique, la fiction et l’histoire sont gérés avec maestria et créent des décalages très amusants. Lorsque par exemple Beaumarchais décide de traverser le miroir pour tenter de reprendre en main une situation qui lui échappe, son apparition à Suzanne et à Figaro s’écriant « je suis votre créateur » est d'un effet sensationnel.

Pourtant si le premier acte joue à fond la carte de la parodie et s’achève sur une scène totalement déjantée à l’Ambassade de Turquie qui évoque quelque peu The Rake’s Progress et le Candide de Bernstein, le second qui nous entraîne en plein cœur de la Terreur, avec le procès de Marie-Antoinette et une grande scène de prison où la famille Almaviva se réconcilie dans un ensemble d'inspiration religieuse, se révèle d’un lyrisme exacerbé - malgré quelques touches d’humour - et nous renvoie plutôt musicalement aux grandes fresques du tournant du XIXe siècle et du XXe, comme Andrea Chénier ou Il piccolo Marat.

Venue du Festival de Glimmerglass où elle a été créée en juillet dernier, la production gère avec efficacité et un sens certain de l’économie (toiles peintes, rideaux, costumes uniques) les exigences d’une œuvre que l’on imaginerait volontiers traitée dans le registre du grand spectacle. D’une distribution parfaitement rodée dont les dix-huit interprètes sont tous parfaitement en phase avec leurs personnages et constituent une authentique troupe dans le meilleur sens du terme, on retiendra particulièrement la touchante Marie-Antoinette de Teresa Perrotta (remplaçant Yelena Dyachek initialement prévue), l’excellent Beaumarchais du baryton Jonathan Bryan et l’impressionnant Bégearss de Christian Sanders dont l'air du "Ver de terre" (quelque part entre Iago et le Claggart de Billy Budd en version ténor) est un des grands moments de la soirée. Dans le rôle épisodique de Léon, Spencer Britten laisse entendre un bien joli timbre de ténor lyrique.

Décidément très ambitieux et bien inspiré dans sa programmation riche et diversifiée, l’Opéra Royal, coproducteur de ce spectacle, lançait à l’occasion de cette première en France son propre orchestre. Sous la direction de Joseph Colaneri la nouvelle phalange se révèle très prometteuse dans une partition d’une grande complexité dont on imagine à quel point les ruptures incessantes de style et l’éclectisme doivent exiger un travail de préparation en profondeur. De cette œuvre qui ne pouvait être plus à place ailleurs que dans les ors de le salle Gabriel, on sort avec l'idée que décidément l'opéra américain du XXe siècle qui a su intégrer à son langage la musique populaire de son époque, reste le seul capable de renouveler de façon convaincante un genre que les créations contemporaines européennes auraient plutôt tendance à laisser croire moribond, voire carrément fantomatique.

Alfred Caron

Photos : Pascal Le Mée / Château de Versailles Spectacles