Christina Bianco (Fanny) et Ashley Day (Nick)


Funny Girl
 (livret d’Isobel Lennart, lyrics de Bob Merrill, musique de Jule Styne) est un parangon du musical « culte au cube ». Première icône : l’histoire vraie – et si typiquement « American success story » – de Fanny Brice, jeune fille disgracieuse mais au talent époustouflant, devenue à la force de l’obstination star des Ziegfeld Follies dans les années dix et vingt. Deuxième épiphanie : l’histoire vraie – et si typiquement « American success story » – de Barbra Streisand, jeune fille au nez « proverbial » (dixit Alain Perroux) mais au talent époustouflant, devenue célèbre par son incarnation de Fanny lors de la création du musical à Broadway en 1964 puis oscarisée dans son adaptation cinématographique (1968). Troisième dimension : la fusion des deux premières, ou comment un rôle et son interprète peuvent se faire ode à la star ; interpréter Fanny aujourd’hui, c’est forcément se confronter au souvenir de Streisand. Ajoutez à cela l’ingrédient clé du théâtre en abyme, qui exalte le mirage de la scène et sa façon de sublimer la vie – de toutes les manières possibles : parodique (le tableau « ziegfeldien » de His Love Makes Me Beautiful détourné par Fanny et son faux ventre de femme enceinte), historique (les grands ensembles de claquettes), sensible (ou comment « the show must go on » et entrer en scène quand on vient de se faire quitter par son époux : à ce titre, la construction en flash-back donne à la scène finale une vérité accrue). On peut préférer, dans la partition de Styne, les pages les plus introspectives (le fameux People) ou démonstratives du talent original de Brice (notamment rythmique : c’est le cas pour I’m the Greatest Star ou Don’t Rain On My Parade) à d’autres numéros plus troupiers, mais la construction bien ramassée, très centrée autour du personnage principal et de son incroyable énergie artistique et vitale, donne à l’ouvrage une efficacité réelle et une tonalité singulière.

On créditera de nouveau Jean-Luc Choplin de l’événement que constitue cette production, rien moins que la création parisienne de Funny Girl. Très soignée, la scénographie évoque par quelques touches judicieuses le New York des années dix, entre structures de métal et esthétique décorative edwardienne, et offre une débauche de costumes de ville et de scène, robes à la Poiret et déshabillés scintillants (superbes décors et costumes de Peter McKintosh) ; Stephen Mear règle une mise en scène habile (compte tenu du plateau un peu réduit du Marigny) et des chorégraphies très millimétrées, parfaitement réalisées par une troupe anglo-saxonne aux talents impeccables et aux sourires UltraBrite. S’il n’y a rien à reprocher à Ashley Day (Nick Arnstein), Rachel Stanley (Mrs. Brice), Matthew Jeans (Eddie Ryan), Mark Inscoe (Florenz Ziegfeld Jr.), Ashley Knight (Mr. Keeney), Shirley Jameson (Mrs. Strakosh), Jessica Buckby (Mimsey) ou Isabel Canning (Emma), c’est évidemment la tenante du rôle-titre qui tient et l’affiche et la soirée : Christina Bianco ébahit par son tempérament électrique, sa palette expressive (du plus glorieux au plus fragile, du plus comique au plus touchant), son kaléidoscope vocal (accents et parodies, belting voice de star ou fil ténu, sanglots refoulés qu’on est près de croire réels, timbre mangé par l’émotion et peu à peu reconstruit, souffle inépuisable : chapeau bas !). Même si sa voix n’a pas la beauté intrinsèque du timbre de Streisand (manque un peu d’ombre et de velours à sa couleur surtout claironnante), l’artiste prend sans peine pleine possession du personnage et de son incarnation, et obtient un triomphe mérité.

Des regrets ? Comme toujours, ils concerneront la sonorisation : par définition inutile et inauthentique, et seulement là par souscription à une mode désormais (et hélas) incontournable, y compris vu de la fosse ; trop poussée dans les ensembles, qui s’écrasent dans l’acoustique de la salle ; inadaptée au timbre de Bianco, si riche d’harmoniques qu’il se projetterait bien tout seul jusqu’à l’avenue de Marigny ; nivelant la perception spatiale (et donc théâtrale) du spectateur ; et soulignant ici les faiblesses d’une orchestration monochrome et épaisse, malgré la direction efficace de James McKeon. Mais ils ne sont pas de taille à résister à la déferlante Fanny-Christina, qui se promet de fêter l’hiver parisien jusqu’au 5 janvier !

Chantal Cazaux

À lire : La Comédie musicale, mode d’emploi d’Alain Perroux


Photos : Julien Benhamou