Mariame Clément a voulu faire du Don Quichotte de Massenet une interrogation sur la nature de l’héroïsme et sur celle de la masculinité. Un thème qui lui est cher et qu’elle avait déjà développé dans sa mise en scène de l’Armide de Haydn puis celle de Rossini à l’Opéra des Flandres en 2015.

Après la projection, en guise de prélude, d’un clip publicitaire pour Gillette qui tente de désamorcer les clichés sur la virilité, elle fait intervenir un faux spectateur - image sans doute de l’homme moyen -, dont on ne sait si sa diatribe dans un allemand incompréhensible s’adresse au procédé ou au propos de la vidéo, mais qui suscite quelques rires complices dans le public. L’opéra commence enfin avec l’apparition de Don Quichotte dans son costume traditionnel. Le personnage va rejoindre sur des banquettes à l’avant-scène d’autres spectateurs pour assister au premier acte, traité comme la caricature d’une production d’époque telle qu’en rêve un certain public réfractaire à toute actualisation. Au fil des actes, le protagoniste va se métamorphoser et ses aventures se transformer en une sorte de chemin initiatique à travers plusieurs figures emblématiques de la virilité : tout d’abord Don Juan contemporain se préparant dans sa salle de bain à affronter sa Dulcinée tandis que Sancho, son ordinateur sur les genoux, débite des lieux communs sur les femmes, il deviendra à l’acte suivant une sorte de Spiderman qu’une bande de jeunes passe à tabac. Au quatrième acte, nous sommes dans une entreprise dont Dulcinée est un cadre supérieur. Draguée par ses subalternes, elle tient des propos sur l’amour assez cyniques mais, au retour de Don Quichotte sous les traits d’un employé ringard et vieillissant, elle cédera un instant à la tendresse tout en lui refusant sa main dans un duo qui est, avec le monologue de l’acte III où Don Quichotte subjugue les bandits par son discours quasiment christique, un des moments les plus intenses de la soirée. On revient à l’iconographie traditionnelle pour la mort de Don Quichotte à laquelle Dulcinée assiste depuis les banquettes d’avant-scène, signant par son départ au milieu de la scène son peu d'intérêt pour ce modèle héroïque masculin.

On regrette un peu que cette production si aboutie sur le plan théâtral n’ait pas bénéficié d’un travail plus approfondi sur la langue. De l’ensemble des protagonistes, seul est à peu près compréhensible le baryton britannique David Stout dont le Sancho échappe au cliché du serviteur naïf et semble une sorte de Leporello mystique. Gabor Bretz, d’une totale crédibilité dans les diverses métamorphoses du rôle-titre avec son baryton chaud et séduisant, reste la plupart du temps, malgré quelques moments de clarté dans les récitatifs, à peu près inintelligible. Que dire de la Dulcinée d’Anna Goryachova dont la technique typiquement slave se marie si mal avec la langue française ? La galerie des petits rôles d’arrière-plan - prétendants de Dulcinée et personnages secondaires - appellent hélas les mêmes réserves, ce qui n’enlève rien aux qualités vocales de chacun mais aboutit à ce paradoxe que même le spectateur francophone doit se reporter aux surtitres en allemand pour déchiffrer le texte. La réussite de la soirée doit beaucoup à la direction pleine de finesse de Daniel Cohen qui, à la tête de l’orchestre symphonique de Vienne, révèle tout à la fois la modernité formelle de l’ultime opéra de Massenet et ce qui le rattache au lyrisme des grandes œuvres plus connues du compositeur. Vu la rareté de l’œuvre et les qualités théâtrales de la production, on ne peut que saluer cette initiative qui en prouve largement la validité et le grand intérêt. 

Alfred Caron

À lire : notre édition de Don Quichotte : L’Avant-Scène Opéra n° 93


Photos : Bregenzer Festspiele / Karl Forster