Andreas Bauer Kanabas (Daland, sur le navire) et Gregory Dahl (le Hollandais)

Avant d'accoster au Met puis au Nederlandse Opera d'Amsterdam, le nouveau Vaisseau fantôme de François Girard fait une première escale à Québec. Pour son troisième Wagner – les deux premiers étant Siegfried à Toronto et Parsifal à Lyon et New York – le metteur en scène et cinéaste s'est de son propre aveu identifié à Senta, que l'on voit tout au long de l'ouverture dans un saisissant tableau de tempête maritime. Plongée au cœur de la tourmente suggérée par des projections particulièrement sophistiquées, elle tient fixement un gros câble de bateau qui descend des cintres. Le navire du Hollandais apparaît de façon fugitive et très stylisée au milieu des vagues en furie, puis se fond dans les éléments déchaînés. Ce sont les seuls instants où sa présence, réellement fantomatique, est à peine discernable. Au premier acte, la proue du navire de Daland s'avance du côté cour sur une bonne partie du plateau. Seul un changement de luminosité du ciel témoigne de l'arrivée du marin damné, vêtu d'un costume noir faisant penser à une soutane et tenant une sorte de pierre lumineuse. Celle-ci symbolise ses richesses, car elle sert de monnaie d'échange avec Daland lorsque vient le temps des tractations matrimoniales.

Au deuxième acte, le cordage de l'ouverture est démultiplié, car chacune des fileuses en tient un à la main, qu'elle agite afin de lui communiquer un mouvement ondulatoire. Avec l'alignement des choristes et cette idée de verticalité, Girard nous rappelle l'association entre les lances et les filles-fleurs vampiriques de son Parsifal. Seule Senta, dont la robe écarlate tranche avec la tenue austère de ses compagnes, refuse de participer à la tâche et d'entremêler sa propre corde dans le tissage collectif. Le fameux portrait qui l'obsède, déjà présent sur le rideau avant l'ouverture, se résume à un œil gigantesque dont la prunelle suit les mouvements de la jeune femme. Au début de son duo avec le Hollandais, elle s'éloigne d'abord, comme si elle fuyait cet homme mystérieux, puis se ravise pour aller le rejoindre. Les festivités du dernier acte donnent lieu à une chorégraphie assez étonnante de Carolyn Choa, où quelques marins tournent sur eux-mêmes, alors que les autres adoptent une gestuelle vaguement ésotérique. Chaque membre de l'équipage possède à ce moment sa pierre phosphorescente. Lorsque les hommes du vaisseau fantôme sortent de leur torpeur, la terreur des Norvégiens se traduit par des mouvements d'ensemble nettement plus convaincants, encore que le tableau manque de l'imagerie à la fois fantastique et effrayante à laquelle l'ouverture nous préparait. Les derniers moments sont toutefois splendides : après que le Hollandais puis Senta ont fendu la foule pour disparaître au fond de la scène, le chœur semble littéralement se liquéfier et se fondre dans le décor minéral, alors que le ciel se pare de couleurs rougeoyantes.

Pour cette proposition scénique puissante et manifestement influencée par le cinéma expressionniste, le Festival d'Opéra de Québec a réuni une très belle équipe de chanteurs. Les deux artistes dont les qualités vocales correspondent peut-être le plus exactement aux exigences de Wagner sont Andreas Bauer Kanabas en Daland et Éric Laporte en Erik. Tous deux ont en commun une projection parfaite, un timbre somptueux, le souci constant de bien articuler le texte... et quelques limites dans les notes extrêmes du registre aigu. Johanni van Oostrum est une Senta ardente, à la voix souple et bien menée, mais qu'on aimerait un peu plus perçante dans les moments dramatiques. Gregory Dahl, habitué des scènes québécoises et qui avait campé un Rigoletto admirable à l'Opéra de Québec en 2017, est un Hollandais au phrasé magnifique et à la gestuelle fascinante. Le format demeure cependant trop léger pour le rôle et le grave s'avère nettement insuffisant. En dépit de ses coups de glotte trop italianisants, Éric Thériault est un pilote de bonne tenue, tout comme la Mary à la mine sévère d'Allyson McHardy. S'il faut louer le chœur, qui accomplit un merveilleux travail tout au long de la représentation, reconnaissons que les voix des matelots hollandais en coulisse produisent trop peu d'effet. Devant la qualité de l'interprétation du chef Jacques Lacombe et des 70 musiciens de l'Orchestre symphonique de Québec, on sera indulgent pour quelques petits accrocs chez les cuivres, car cette représentation constitue à n'en pas douter une des grandes réalisations d'un Festival qui se maintient toujours sur les cimes.

Louis Bilodeau

À lire : notre édition du Vaisseau fantôme: L’Avant-Scène Opéra n° 30


Johanni van Oostrum (Senta)
Photos : Louise Leblanc