En 2016, le Festival d’Aix-en-Provence présentait au Jeu de Paume le premier opéra en arabe (et français), Kalîla wa Dimna du Franco-Palestinien Moneim Adwan. Trois ans plus tard, son pendant voit le jour dans le même lieu, l’opéra en hébreu Les Mille Endormis de l’Israélien Adam Maor. Durée congrue, effectif réduit, livret entre fable et allégorie sont communs aux deux ouvrages, avec ici une dimension de parabole politique explicitement ancrée dans le conflit israélo-palestinien : pour tenter de résoudre la grève de la faim de mille détenus palestiniens, le Premier Ministre israélien décide de les endormir ; mais le sommeil des Israéliens s’en ressent, « noyauté » par des cauchemars issus de tunnels psychiques utilisés par les Endormis ; envoyée en mission d’infiltration, l’espionne Nourit décidera de rester au pays des rêves, qui seul garantit la concorde des âmes.

Devant sujet si délicat et brûlant à la fois, qui plus est abordé dans l’espérance d’un horizon ouvert – fût-il onirique –, on aurait aimé adhérer pleinement à l’œuvre nouvelle. Mais elle souffre de faiblesses intrinsèques : toute l’action est narrée plutôt que représentée, conduisant d’ailleurs le librettiste-metteur en scène Yonatan Levy à un statisme problématique (aggravé par la symétrie du décor organisée autour du bureau du Premier Ministre). Collant à quelques pointes d’humour qui parsèment le texte, la scénographie de Julien Brun et les costumes d’Anouk Schlitz semblent vouloir dédramatiser le propos en l’inscrivant dans une science-fiction très marvel : malgré de beaux jeux de lumières (Omer Shizaf), c’est amusant mais un peu ringard, et on n’est pas sûr que le Chef de la Sécurité dessiné en quasi-Monsieur Spock serve vraiment la hauteur du sujet.

Surtout, la musique d’Adam Maor, intégrant une part informatique, offre peu de prise à l’auditeur : se refusant à tout sentiment d’échelle ou de polarisation, travaillant plus sur la densité de nappes sonores jouant tant du micro-intervalle que de modes d’émission bruitistes, elle abat la carte d’une contemporanéité astringente, néanmoins servie avec bravoure et poésie par les United Instruments of Lucilin sous le beau geste à la fois ample et sûr, élastique et incisif d’Elena Schwarz. Deux moments font exception, qui sont aussi les deux pages de la partition les plus prenantes (paradoxe malheureux du fait du créateur ou de l’auditeur ?) et qui se posent soudain sur des repères familiers (pédale, voire bourdon, et polarité modale), même si traversés d’enrichissements exogènes : au milieu de l’ouvrage, la cantillation hébraïque d’un cantor (remarquable Benjamin Alunni) mâtinée de klezmer (la clarinette) passé par un club de jazz new-yorkais (les pizzicati de contrebasse) ; à la toute fin, la mélopée orientale de Nourit (soprano joliment déployé de Gan-ya Ben-gur Akselrod) parvenue à la paix des songes (avec un beau fantôme d’ud à l’orchestre). Vu le soin apporté par le compositeur à l’écriture vocale, particulièrement hérissée et exigeante mais aussi créative – intégrant le chant diphonique, « vocodant » les impressionnants graves « tibétains » de David Salsbery Fry (le Chef de la Sécurité), hystérisant le Premier Ministre (parfait Tomasz Kumiega) jusqu’à implosion, on aurait aimé qu’Adam Maor fusionne plutôt qu’il ne cloisonne écriture occidentale postmoderne et traditions modales moyen-orientales, nous permettant d’entrer plus continument dans son langage – et de rêver confluence, plutôt que juxtaposition, des univers.

Chantal Cazaux

Photos : Patrick Berger / Artcompress