Il est des soirées miraculeuses. Ce fut le cas ce 7 juillet à Aix-en-Provence, lors du Concert Mozart réunissant sous la direction de Raphaël Pichon la quasi-totalité des chanteurs en résidence à l’Académie du Festival 2019 et l’orchestre Pygmalion.

Excellemment conçu, le programme alternait de grands ensembles (les deux finales des Noces de Figaro, un sextuor de Così fan tutte), des duos bouffes ou sérieux, des airs nobles ou de concert : de quoi savourer tant les qualités vocales des jeunes artistes (au curriculum déjà richement rempli), leur tempérament comique ou dramatique, et un esprit de troupe bâti en trois semaines seulement.

Si le soprano léger de Julie Roset, au demeurant délicieux dans les aigus, reste trop fluet pour être audible dans le médium (Susanna) ou pâtit d’un manque de technique poitrinée (Blonde) – défaut dont la musicienne fait d’ailleurs avec esprit un atout théâtral –, si le ténor de Charles Sy, assez nasal et encore un peu emprunté dans sa présence, ne séduit pas totalement, les sept autres chanteurs rivalisent de talents déjà mûrs et singuliers, et sont de ceux qu’on a hâte de réentendre « au front ». Soprano épanoui, charnel et lumineux, à la ligne sûre, Marie Perbost s’impose dans ses extraits de Fiordiligi, de la Comtesse, d’Ilia ou de Servilia, comme dans l’air « Alma grande e nobil core », avec une dignité et une pudeur qui n’excluent pas le sentiment. Deux mezzo-sopranos radicalement différentes nous convainquent à parts égales : Brenda Poupard, timbre centré et frémissant, dont le Chérubin et l’Annio palpitent de vie et de cette retenue qui dit tout ; plus spectaculaire, le timbre profond et voluptueux d’Adèle Charvet sert tour à tour Dorabella ou Sesto, pour un « Parto, parto, ma tu ben mio » dont la colorature aussi nette que déliée, les épanchements gorgés d’harmoniques sachant faire place à des couleurs en demi-teintes et l’expression intense et prenante sont d’une grande ; elle l’enchaîne crânement à Zerline, dans un revirement serio/buffo défié avec succès. Le baryton Yuriy Hadzetskyy (tour à tour Don Alfonso, Guglielmo ou le Comte) charme par la beauté de son timbre, la noblesse de son élocution, son théâtre bouffe bien déployé dans l’air de Nardo « Con un vezzo all’italiana » (La finta giardiniera), où Mozart parodie les styles italiens, français et anglais ; on est néanmoins frustré par une projection inégale, où la voix se donne et se refuse alternativement – à tel niveau, ceci se corrigera aisément. Deux basses font aussi montre d’une belle complémentarité. Annoncé souffrant, Nicolai Elsberg stupéfie pourtant par les grandes orgues de ses graves dont il joue avec humour en Osmin, naviguant encore un peu entre clin d’œil au public et jeu per sé. Plus centré théâtralement, Alex Rosen déploie une palette très riche : son Figaro, son Leporello sont joliment drôles, quand l’air de concert « Aspri rimorsi atroci » le voit aborder avec sûreté les récifs vocaux et expressifs d’une scène de quasi-folie, déchirée et déchirante. On a gardé pour la fin le « miracle dans le miracle » : le ténor Eric Ferring, dont les premières apparitions (Ferrando, en ensemble ou en duo) procure déjà le sentiment rare d’une absolue adéquation entre des moyens vocaux souples et patinés, et une musicalité mozartienne à la fois sensible et sans mièvrerie aucune – sentiment qui se sublime quand il délivre un air du Portrait de Tamino d’anthologie. On tend l’oreille devant le goût absolu du timbre, des phrasés, du mot, on écarquille les yeux devant le sourire intérieur qui sous-tend chaque son et une présence tout simplement magnétique.

Il faut dire qu’il partage avec tous ses collègues une capacité à incarner dans l’instant son personnage, à lui donner vie et corps en faisant fi d’une situation doublement complexe (un concert « sans théâtre », et un enchaînement d’extraits). Pourtant le théâtre est bien là, soigneusement aménagé par une mise en espace joueuse, réglée au cordeau et irradiant tout le plateau, jusqu’à l’orchestre (comme la clarinette de basset – magnifique José-Antonio Salar-Verdu – fait réplique à Sesto dans son air !) et jusqu’à la dernière note (délicieux Chérubin oublié de l’amour, à la fin des Noces). On salue le magnifique et si complet travail réalisé par Edith Wiens, soprano canadienne professeure à la Julliard School de New York et directrice de la résidence de chant 2019, et le pianiste chef de chant Emmanuel Olivier – ainsi que les deux pianistes chefs de chant stagiaires. Plus d’une fois l’exceptionnelle alliance de musicalité et de jeu a amené dans la salle des silences émus.

L’autre star collective de la soirée, on l’aura compris, est l’orchestre Pygmalion. Amorçant le récital par une ouverture du Schauspieldirektor pleine de verve, il déploie ensuite des trésors de coloris et d’expression – cordes fouettées en tempête, bois en sérénade chaleureuse et tendre, continuo à la poésie heureuse. S’il y a miracle, il n’y a pas secret : on sent les musiciens heureux de jouer (et non seulement de jouer leur partie, mais de faire théâtre avec les voix : ils dansent ou sourient leurs phrasés, figent leurs silences en suspense tendu), et l’on voit à leur tête un chef qui respire en chanteur.

Pas d’opéra de Mozart au Festival 2019 ? Finalement, si : toute une soirée d’opéra mozartien, et inoubliable.

Chantal Cazaux