Fin de saison en apothéose au Théâtre des Champs-Élysées : Iphigénie en Tauride est une absolue réussite, de ces soirées qui vous clouent dans votre fauteuil tant puissances théâtrale et musicale s’y conjuguent avec évidence.

Venue de Chicago, la mise en scène de Robert Carsen s’inscrit dans la lignée de son Elektra, passée par Bastille en 2013 – logique, puisque Électre et Iphigénie sont sœurs ! De grands principes communs se font écho, même si l’équipe aux commandes n’est pas exactement la même. Le décor (ici de Tobias Hoheisel, qui signe aussi les costumes) est un semblable puits noir, prison-impasse oppressante d’où sorties et entrées des personnages sont masquées par les terribles effets de lumière signés conjointement de Peter van Praet et de Carsen, frôlant le thriller à coup d’ombres menaçantes et de présences indistinctes. Le dépouillement est radical (quasiment aucun accessoire, hormis des poignards au métal cinglant), les costumes sont atemporels et noirs eux aussi. Surtout, le principe de démultiplication des protagonistes par les danseurs est conservé, et l’on retrouve les chorégraphies farouches de Philippe Giraudeau : dès l’ouverture, le cycle des meurtres atridiens asphyxie l’espace en une calligraphie dansée à la fois sauvage et graphique. Ce corps collectif (qui rappelle parfois la façon de Crystal Pite), tour à tour grouillant ou organisé, tantôt écho scénique du chœur placé en fosse, tantôt diffraction palpitante des interprètes, crée un magnifique relais charnel, visuel et dramatique entre orchestre et voix solistes, loin de se cantonner aux « divertissements » de la partition. La mise en scène, l’une des plus belles et souveraines qu’ait signées Carsen, trouve un équilibre parfait entre enjeu dramatique et lisibilité scénique, symbole et émotion. Des noms inscrits à la craie s’effaçant peu à peu pour dire le deuil de qui apprend que les siens sont morts, puis son propre nom qu’on efface lentement : la douleur d’Iphigénie n’est ni pathos ni déchirement, mais trou noir absorbant l’être et sa vie, cri silencieux de l’absence irrévocable.

La plus grande beauté du spectacle vient du fait qu’on ne sait parfois qui, du metteur en scène ou de l’artiste, est à l’origine de l’émotion nue et vraie qui envahit l’espace entre scène et salle – dont le silence tendu paraît palpable. Gaëlle Arquez, pour sa victorieuse prise de rôle, sait rendre toutes les facettes d’Iphigénie, à la fois princesse et prisonnière, victime et bourreau, petite sœur éperdue en manque de son frère. Le timbre, magnifique et gorgé de sève, déborde certes sur la diction pourtant soignée ; mais le style semble infus, et le chant sait autant la vérité des accents que l’égalité de la ligne. L’Oreste de Stéphane Degout parvient tout simplement à rendre vraisemblable et humain l’impossible sublime de la tragédie selon Gluck : déchiré de remords, torturé de visions (splendide et terrifique scène des Furies, où l’interprète déjoue les lois de la gravité chantante…), éperdu de tendresse enfin – le tout, d’un chant qui ose le point limite, l’effroi absolu, la dévoration vocale de l’espace (et des moyens), pour mieux dessiner par ailleurs la ligne parfaite d’un français châtié, d’une retenue soudain exemplaire. Son frère d’armes est profondément touchant : certes, Paolo Fanale avoue un accent audible, mais sa diction sensible et attentive sonne malgré tout juste et sincère, et le style est également bien tenu, souple et coloré. L’histoire d’amitié ou d'amour entre les deux hommes en devient, elle aussi, évidente dans son absolu sacrificiel, sans qu’il soit pour autant besoin au metteur en scène d’utiliser l'unique lecture gay. Un seul regret peut-être : qu’Alexandre Duhamel ne dose plus subtilement l’outrance de son Thoas, uniment trop fort et monochrome alors que le matériau exceptionnel du chanteur lui permettrait de jouer plus habilement du mot et de l’intention – et avec un effet plus sûrement effrayant que le seul méchant décibel. Petits rôles bien tenus et très belle Diane de Catherine Trottmann complètent un plateau qui est magnifié par la direction musicale de Thomas Hengelbrock, vif et malléable dans ses tempos, sachant le poids exact du silence comme de l’enchaînement, dessinant un Gluck majestueux et frais à la fois, comme un marbre vivant. Il faut dire que l’orchestre et les chœurs Balthasar-Neumann portent la soirée comme une respiration haletante : saveurs instrumentales pleines d’alacrité, tempétueuses dans les pulsions criminelles, soyeuses dans les tendresses humaines, et interventions chorales proches du divin.

Trois représentations encore (26, 28, 30 juin) : à ne pas manquer.

Chantal Cazaux


Photos : Vincent Pontet