On n’avait pas revu ce petit bijou en France – un « conte lyrique » que peu de compositeurs hésiteraient aujourd’hui à qualifier d’opéra – depuis sa création en 2006 dans le cadre du Festival d’Automne. De l’eau a passé sous les ponts, et George Benjamin a composé deux autres opéras. Avec des oreilles orientées par cette perspective élargie, il est difficile de ne pas constater que des bases déjà solides de la singularité de Written on Skin étaient déjà posées dans Into the Little Hill. Parmi elles, l’atout maître : le principe de l’auto-narration, développé par Martin Crimp pour ses propres pièces, dont le célèbre Attempts on Her Life qui avait fortement marqué le compositeur. Fondé sur l’histoire du joueur de flûte de Hamelin mais coloré par une teneur de fable politico-philosophique, le livret très économe de Crimp laisse beaucoup de place à la musique tout en condensant un incroyable potentiel dramaturgique.

Le fait de concentrer ce condensé sur deux chanteuses – on en ferait presque l’éloge des contraintes d’ordre économique – était une aubaine pour un compositeur qui considère comme obsolète le naturalisme du dix-neuvième siècle. Deux voix de femmes (le George Benjamin d’alors se sentait assez à l’aise avec les voix masculines) incarnent hommes, femme et enfant. La soprano Élise Chauvin et la mezzo-soprano Camille Merckx ont entre autres qualités celle d’assumer tout en souplesse cette versatilité scénique. Avec des mouvements volontairement restreints par la mise en scène de Jacques Osinski, l’attention se porte sur les attitudes corporelles et les expressions de visage, par lesquelles passe une part importante de la présence scénique des deux chanteuses. Mais à certains moments, surtout lorsque ces dernières quittent le devant de scène pour se positionner plus en retrait, on ressent un manque de puissance vocale. L’écriture instrumentale étant conçue pour éviter les effets de masque, on est tenté d’imputer ces zones d’ombre à une projection vocale parfois un peu courte, mais aussi à une fosse peu profonde et très proche du parterre. Il n’est pas impossible non plus que la limitation du vibrato préconisée par le compositeur, contrainte que les deux interprètes surmontent pourtant très bien, contribue à une légère matité du timbre.

Si de façon générale, l’option qui consiste à placer en devant de scène un tulle, réceptacle de projections lumineuses et vidéos, fonctionne assez bien, elle pose plusieurs questions. Outre le fait que cette démarcation géographique alimente justement les disparités de projection vocale, on peut se demander si l’effet de transparence variable du tulle, mais surtout une vidéo tendant à suppléer un décor minimal, n’ont pas aujourd’hui été banalisés à l’opéra. L’apport figuratif des lignes croisées qui suggèrent une grille (distance entre le politicien et le peuple) puis, dans la dernière scène, du long traveling vertical entre le doux vallon et les profondeurs souterraines peuplées de gentils rats n’est pas évident.

Bien plus onirique, l’effet de lanterne magique pour enfant, dont la giration s’accélère jusqu’à devenir psychédélique, est impressionnant, et d’autant plus subtil que l’on reconnaîtra plus tard ce décor lumineux dans la lampe de chevet, bien réelle celle-là, de l’enfant. Il accompagne la scène centrale (V), véritable tour de force musico-dramaturgique en ce que Benjamin en a fait de façon très dialectique le moment à la fois le plus doux (toute cette scène est traversée par une magnifique mélodie de flûte basse aux accents de ragā indien pour bansuri) et le plus violent (l’extermination des rats, dont l’enfant perçoit toute l’inutile horreur) de l’opéra. Claire Luquiens joue avec une telle finesse les inflexions de cette mélopée que là encore, on se demande si la pièce pour flûte Flight, donnée en prélude (certes, la pièce maîtresse de cette soirée est brève), probablement motivée par la préfiguration du flûtiste, n’a pas plutôt pour effet d’interférer avec l’avènement de ce moment magique.

L’Ensemble Carabanchel, dont le fort recouvrement avec son homologue Le Balcon est ici patent, restitue très joliment les sonorités tantôt acides, tantôt douces ou ténébreuses que procure un ensemble intégrant notamment mandoline (souvenir webernien ?) et banjo, cymbalum (souvenir de Kurtág ?) et cors de basset (souvenir mozartien ?). À la baguette, Alphonse Cemin, dont on connaît par ailleurs les qualités de pianiste, se montre à l’aise et précis. Cette production, qui sera reprise à Lille, ne sera pas la seule en lice au cours de la saison prochaine. On n’a pas fini de parler de cette petite colline.

Pierre Rigaudière


Photos : Pierre Grosbois