Il aura fallu attendre près de 130 ans pour que L’Enchanteresse, qui précède La Dame de Pique dans la chronologie des opéras de Tchaïkovski, puisse avoir les honneurs d’une scène française. Pour tout dire, elle n’est que très moyennement à l’honneur dans son propre pays, où elle est rarement donnée et parcimonieusement enregistrée. Très longue, inégale, la partition a coûté de la peine à son auteur et a reçu un accueil médiocre lors de sa création pétersbourgeoise de 1887, à cause des carences de l’interprète du rôle-titre, et peut-être aussi de la direction de son auteur, faisant péniblement ses débuts comme chef d’orchestre. Aujourd’hui, force nous est de constater que la malchance semble suivre L’Enchanteresse à l’étranger, mais cette fois ce ne sont nullement les voix ni la direction qui en sont la cause (bien au contraire, comme on le verra !), mais bien la mise en scène.

Rappelons brièvement l’histoire, due à un dramaturge bien oublié aujourd’hui, Hippolyte Chpajinski. Au XVe siècle, au confluent de la Volga et de l’Oka, Nastassia, dite Kouma (la Commère), tenancière d’auberge, est unanimement aimée du peuple mais détestée du clerc Mamyrov, qui voit la maison comme un lieu de perdition. Le prince Nikita, en un premier temps animé de méfiance, ne tarde pas à céder au charme de cette femme belle et naturelle. Ceci va naturellement susciter la jalousie de son épouse Eupraxie qui, les intrigues de Mamyrov aidant, va fomenter un plan de vengeance contre Kouma. Or cette dernière est en fait amoureuse du jeune Youri, fils de Nikita, lui-même plein de tendresse compatissante envers sa mère. À l’instar de son père, ses velléités destructrices envers la tenancière se verront vite transformées en amour. Au bout du compte, une double catastrophe se produit : la Princesse se procure un poison chez un sorcier et réussit à le faire boire à Kouma ; Nikita et Youri s’affrontent et le père tue son fils avant de sombrer dans la démence.

Sans entrer dans les sempiternelles polémiques entre mises en scène réalistes au premier degré et interprétations « revisitées », nous nous hasarderons à dire que pour la révélation d’une œuvre il aurait été d’une pédagogie élémentaire de la rendre abordable. Le texte de Georges Banu dans le complément au booklet a beau nous informer sur les intentions du metteur en scène ukrainien Andriy Zholdak concernant « le chemin qui va de la comédie « goldonienne » à la tragédie « élizabéthaine », le dénominateur commun du résultat obtenu peut se résumer à la phrase abondamment entendue dans le foyer lors de l’entracte : « On n’y comprend rien ». Le plus regrettable dans cette affaire, est qu’à la base de toute la lecture de l’histoire se trouve une excellente idée, faisant du rôle épisodique de Mamyrov un personnage omniprésent, à la fois accusateur, manipulateur pervers et espion d’un pouvoir totalitaire renforcé par l’Église, et surtout le rattachant habilement aux récentes affaires ecclésiastiques lyonnaises. La première vidéo, avant même l’ouverture, le montre dans le sanctuaire Saint-Bonaventure de Lyon sous l’aspect d’un curé catholique, récupérant dans la tête du Christ en croix une caméra qu’il branche ensuite sur un échiquier dont les cases correspondent à des noms et des images de femmes ; et il clique sur Nastassia… Idée prometteuse, mais qui s’étiole par la suite car le fond permanent de décor avec chapelle et crucifix s’avère de moins en moins justifié par l’action, surtout que celle-ci se trouve de plus en plus polluée par un fatras de scènes parallèles sur les parties latérales du plateau. On comprend les intentions de certaines d’entre elles, quoiqu’un peu « téléphonées », qui se veulent des projections du psychisme de personnages, des anticipations (présence de la Princesse observant son mari durant le premier acte) ou des rétrospectives de leur vécu (scène pitoyable de Youri adolescent avec une prostituée). Beaucoup moins justifiés semblent certains autres choix, comme l’introduction de figurants manifestement à côté de la plaque, parmi lesquels deux filles samouraïs, dont l’une est affligée de tics nerveux…. Mais surtout, le problème est qu’au bout du compte l’apport de tout cela est bien moindre que les nuisances provoquées en détournant l’attention de l’action principale et inévitablement de la musique. Il en est de même de quelques projections sur le côté droit de la scène, réservé à l’action en cours, où l’on a droit à une beuverie dans un appartement soviétique là où l’on s’attend à une scène populaire. Là encore, le texte joint déclare sans ambages que le metteur en scène « préfère se détacher de l’emprise du chœur et de sa présence pittoresque pour se focaliser sur les héros pris dans les rets de l’enchanteresse », comme s’il y avait là une incompatibilité foncière, jusqu’à faire chanter le chœur dans la fosse ou dans les loges de côté. Chœur de bonne tenue au demeurant (la lamentation du dernier acte a été une belle page d’émotion spirituelle), mais forcément un peu tamisé par apport à ce qu’implique traditionnellement un tel effectif dans un opéra russe.

Que de dilemmes pour le critique ! Revenons plutôt à la musique de Tchaïkovski, dans le plus russe de ses opéras, dont la générosité mélodique, la science de l’écriture et l’inépuisable renouvellement des coloris orchestraux compensent les quelques redondances de ces 3h30 de musique. Mais surtout, l’oreille la plus exigeante ne trouverait guère à redire quant au superbe niveau de tous les interprètes. La direction tout d’abord, celle du jeune chef italien Daniele Rustioni, un maestro dans le sens le plus entier du terme, à la clarté technique optimale, aux nuances constamment suivies, aux forte dosés sans outrances, tenant compte de l’effectif des cordes dans la fosse lyonnaise. Pour les interprètes des principaux rôles, la plupart d’origine russe, slave, ou des anciennes républiques de l’URSS, la voix royale de chaleur et de puissance ainsi que la présence rayonnante d’Elena Guseva s’unissent pour créer une Enchanteresse aussi envoûtante d’esprit que de sonorités. En face d’elle, le solide baryton de l’azerbaidjanais Evez Abdulla campe un potentat jouant avec efficacité de toutes les facettes de son personnage, point toujours facile à faire valoir. Quant au jeune Youri, ce rôle de vrai-faux débile est rehaussé par un ténor flamboyant de tous les ors de son timbre, et dont je conseillerais de retenir le nom : Migran Agadzhanyan, que son palmarès et l’étendue de son répertoire placent d’ores et déjà dans la lignée des plus grands noms que Russie et Italie peuvent s’échanger. Si le mezzo de la Princesse de Ksenia Vyaznikova a pu donner au début une légère impression d’instabilité, elle s’est rapidement affirmée en entrant dans la pleine mesure de sa souffrance d’épouse bafouée poussée à la haine. Une présence vocale et scénique efficaces à égalité ont fait du Mamyrov de Piotr Micinski l’incarnation adéquate de l’option du metteur en scène. Et pour finir, une mention particulière pour la réussite de ce redoutable décatuor de solistes avec le chœur a cappella au premier acte, diabolique à mettre en place, et mené avec une conduite des voix et une cohésion sans faille. Quand la maîtrise se fait magicienne… C’est sûr, l’Enchanteresse était là !

André Lischke



Photos : Stofleth.