Laurent Alvaro (Claudius)

Superbe réussite que le Hamlet présenté à l’Opéra-Comique depuis le 17 décembre et jusqu'au 29. Décidément, si l’on se remémore par exemple – ne serait-ce que pour les douze derniers mois – Le Comte Ory, Mârouf, savetier du Caire, La Nonne sanglante ou Orphée et Eurydice, la salle Favart a l’art d’aligner les planètes du répertoire et du chant français, se payant au passage le luxe de paris souvent gagnés aussi sur le plan théâtral.

C’est à nouveau le cas ici. Sous la baguette experte de Louis Langrée, grand défenseur d’Hamlet qui guide l’Orchestre des Champs-Élysées vers de très belles atmosphères, où le nerf romantique du drame s’équilibre d’irisations rêveuses et où tous les pupitres font assaut de précision et de poésie, le plateau au complet – y compris le chœur Les Éléments de Joël Suhubiette, impeccable (et ce, même sous la loupe potentiellement cruelle de la proximité avec les spectateurs) – est d’une homogénéité quasi parfaite, délivrant en outre un français idéal qui rend de bout en bout les sous-titres inutiles.

Le grand Hamlet de sa génération, Stéphane Degout (magnifique de déchirure entre intériorité contrainte et extraversion hallucinée, que ce soit sur le plan vocal ou scénique), côtoie une Ophélie dont la prise de rôle s’avère d’emblée anthologique (Sabine Devieilhe, exactitude d’orfèvre dans les ornements – jusqu’au contre-fa # ajouté dans « Les serments ont des ailes » –, grâce absolue des inflexions et des nuances, et présence habitée avec autant de finesse que de douleur poignante). Laurent Alvaro investit bien les deux pôles de Claudius, morgue de nouveau roi mais remords finalement dévorant, et son timbre s’apparie bien à celui de son « frère », le Spectre de Jérôme Varnier, au métal d’airain, dont l’apparition et la grande déclamation, depuis le plein cœur du parterre, font leur effet tant visuel que sonore ; on pardonne même à Sylvie Brunet-Grupposo toutes ses limites en Gertrude (aigus tirés, registres dessoudés, couleur pincée) tant elle en joue pour son personnage, exprimant toutes les nuances de sa douleur erratique (mère aimante et souffrante, reine effrayée de ses crimes passés, femme en plein déni dont le regard va s’ouvrir dans l’horreur). Tout autour, les plaisirs continuent : Laërte élégant de Julien Behr, excellent Horatio de Yoann Dubruque, probe Marcellus de Kévin Amiel.

La mise en scène de Cyril Teste, au dispositif complexe d’écrans mobiles et de vidéos projetées (enregistrées ou en temps réel – une réalisation signée Mehdi Toutain-Lopez et Nicolas Dorémus), a l’immense mérite de faire disparaître cette technologie sous une vraie poésie, laquelle surgit aussi bien des images créées, des effets aménagés ou, tout simplement, des idées – pertinentes et toujours à l’amble avec la musique. La scénographie de Ramy Fischler va à l’essentiel : aux écrans s’ajoutent des portiques et quelques éléments de mobilier épuré (eux aussi mobiles), permettant de définir et d’enchaîner les différents espaces de l’action avec beaucoup de fluidité ; elle s’étend même au théâtre tout entier (vidéos filmées dans les espaces publics et les loges, où se floute la frontière entre le personnage et son interprète, ou chanteurs investissant le parterre), nous plaçant un peu dans la position des Danois devant le Meurtre de Gonzague : partie prenante aspirée dans la vérité cachée d’une représentation, plutôt que spectateurs distants de sa fiction. Tout cela pourrait être périlleux ou déjà vu, or tout s’avère précisément pensé, délicatement agencé, et « sonne juste », y compris une direction d’acteurs inventive et sensible : chaque échange entre deux personnages révèle une lecture fouillée du texte et du sous-texte, et amène même quelques gestes épiphaniques très brillamment trouvés. La mort d’Ophélie – cosmique, réconciliation entre vidéo et chair théâtrale telle que Bill Viola ne l’avait pas atteinte dans son Tristan – vaudrait à elle seule le déplacement et la place toute particulière que cette production a pris, dans l’instant où on l’a découverte, dans l’histoire de nos « pierres blanches » personnelles.

Chantal Cazaux

À lire : notre édition de Hamlet / L’Avant-Scène Opéra n° 262


Sabine Devieilhe (Ophélie)
Photos : Vincent Pontet