Marianne Crebassa (Angelina)


C'est dans la mise en scène de Guillaume Gallienne créée en 2017 (c'était alors la première expérience à l'opéra pour le sociétaire de la Comédie-Française) que La Cenerentola de Rossini revient cette saison à l'Opéra Garnier. On attendait avec un certaine curiosité la reprise de cette mise en scène, dont la création l'année passée avait divisé la critique.

Dès l'ouverture, l'orchestre, sous la baguette d’Evelino Pidò, donne la pleine mesure de son talent et nous montre qu'il est rodé à ce répertoire. Le chef trouve un juste équilibre entre les pupitres (celui des bois est particulièrement solide) et fait preuve d'une grande maîtrise des nuances, surtout dans ces longs crescendos si caractéristiques de l'écriture de Rossini. Dans la fosse, le plaisir de jouer transparaît, et la complicité est palpable entre Pidò et ses musiciens. 

Le rideau se lève et nous plonge dans une Italie presque cinématographique des années 1960. Devant une vieille bâtisse napolitaine, les deux sœurs de l’héroïne sont les premières à donner de la voix : Chiara Skerath et Isabelle Druet reprennent les rôles des deux chipies qu'elles tenaient déjà lors de la création en 2017. Tandis qu’Isabelle Druet, de sa voix suave et ronde, campe une Tisbe naïve de bêtise, le timbre légèrement aigre de Chiara Skerath se prête très bien à la peste Clorinda, même si la soprano ne va pas assez loin dans la caricature de son personnage qu’on aurait aimé franchement vilain. Dans le rôle-titre, Marianne Crebassa est excellente : sa voix douce, au timbre chaud de mezzo, donne à l'héroïne une sensibilité particulière, modeste et pudique mais avec ce qu'il faut de sensualité. Le ténor américain Lawrence Brownlee est également très bon dans le rôle du prince Don Ramiro : excellent dans les passages de bel canto, il nous emporte dans ses vocalises et forme un tendre duo avec sa partenaire mezzo. Les deux protagonistes se font pourtant voler la vedette par Florian Sempey, véritable showman dans le rôle du valet Dandini. S’imposant dès son entrée sur scène par sa puissante voix de baryton-basse, il est peut-être le seul à véritablement s'amuser et tirer une veine comique de la mise en scène plutôt austère de Gallienne. Avec Paolo Bordogna dans le rôle de Don Magnifico, ils forment une savoureuse paire de joyeux lurons, notamment dans leur duo de l’acte II « Un segreto d’importanza ». Paolo Bordogna reprend le rôle tenu par Alessandro Corbelli lors des premières représentations de cette saison 2018. Ses quelques faiblesses techniques (manque de puissance, vibrato un peu trop lent et irrégulier) sont compensées par son jeu de scène très buffo (peut-être un peu trop d’ailleurs, la faute en incombant à une mise en scène ayant le tort d'accentuer à l'excès le caractère libidineux du personnage). À grand renfort de mimiques, il s’épanouit dans le style syllabique (voire parfois onomatopéique) de basse bouffe. Néanmoins, dans son air ouvrant l’acte II « Sia qualunque delle figlie », il peine sur la fin à débiter en rythme l’hallucinant flot de paroles exigé. De manière générale, aucun des interprètes n’arrivera à réaliser parfaitement le redoutable exercice de diction extrêmement rapide qu’imposent les rôles rossiniens. Heureusement qu’Evelino Pidò veille au grain : attentif, il refrène un peu les ardeurs de l’orchestre, redoutable de régularité, lorsqu’il sent l’un de ses chanteurs en difficulté. Le Tchèque Adam Plachetka complète la distribution vocale en incarnant un Alidoro solennel mais très convaincant, porté par une technique solide (il s’acquitte brillamment de son air « Là del ciel nell'arcano profondo » à l’acte I). Enfin, le chœur d’hommes vient ponctuer l’opéra de ses interventions, toujours impeccables, justes et équilibrées.

Si chanteurs et orchestre sont à la hauteur, la mise en scène, en revanche, nous laisse plus sceptique. L’idée de placer l'histoire dans le Naples des années 1960 est intéressante, mais certains éléments ne semblent pas toujours pertinents (pourquoi un héros estropié ? Pourquoi un tremblement de terre à la fin de l’acte I si ce n’est uniquement pour coller aux paroles « je crains que sous la terre quelque feu ne se développe et que ne survienne une éruption » ?…). La mise en scène est très conventionnelle, un peu statique : peu de mouvement des interprètes, peu d’interaction avec les décors… On apprécie malgré tout les costumes (Olivier Bériot) et quelques heureuses trouvailles (le défilé cocasse de femmes en robes de mariée prêtes à épouser le prince, les deux sœurs qui les font fuir à coup de fusil, ainsi que la très réussie scène d’orage). Les décors (d’Éric Ruf) ocres, presque rouge sang, trouveraient volontiers leur place dans un grand opéra français, mais sont ici assez oppressants et inquiétants. On regrette également qu'il n'y ait pas plus de contraste entre la maison de Don Magnifico et le palais de Don Ramiro : vide et tout aussi délabré que la vieille bâtisse, on aurait souhaité ce palais, lieu du triomphe de la Cenerentola, au contraire davantage féerique et resplendissant. L’ensemble confère à l'œuvre un caractère très dramatique, négligeant l’aspect « giocoso » pourtant essentiel de l’opéra. La magie visuelle n’opère pas, donc, mais les oreilles se délectent heureusement d’une production musicale de qualité.

Floriane Goubault

À lire : notre édition de La Cenerentola : L’Avant-Scène Opéra n° 253.


Chiara Skerath (Clorinda), Florian Sempey (Dandini) et Isabelle Druet (Tisbe)
Photos : Émilie Brouchon / Opéra national de Paris