Francesco Meli (Ernani) et Ailyn Pérez (Elvira).


Ernani
ou de la passion pour le théâtre. Titre désormais assez rare et pourtant incontournable dans le répertoire italien, l’œuvre marque un tournant dans la carrière de Giuseppe Verdi : après les succès d’opéras où la dimension chorale assume une importance primordiale, c’est par le recours à un drame romantique de Victor Hugo que le musicien focalise son attention essentiellement sur un quadrilatère de personnages aux passions brutales, extrêmes, brûlantes. D’où la nécessité de s’interroger, aujourd’hui, sur les potentialités d’une partition chérie par les mélomanes mais dont l’esthétique mélodramatique risque d’échapper cruellement à qui voudrait s’en emparer : comment traduire sur une scène un texte bouleversant lors de sa création, mais aujourd’hui improbable comme peu d’autres ? L’histoire de l’interprétation offre malheureusement une quantité limitée de points de repères, si l’on considère que même La Scala avait renoncé à le mettre en scène depuis l’inauguration de la saison 1982, lors d’une reprise – placée sous la direction de Riccardo Muti, dans une mise en scène de Luca Ronconi, avec la participation de Domingo, Freni, Bruson et Ghiaurov – très houleuse et controversée, mais qui entretemps a assumé les traits d’une référence. Qu’en est-il alors maintenant, un tiers de siècle après ?

La première impression, qui nous vient de la fosse d’orchestre, n’est pas dépourvue d’intérêt. Car on y retrouve la baguette d’Ádám Fischer, certes bien connu dans le répertoire symphonique et allemand, mais que les spectateurs milanais associaient uniquement à une ancienne Linda di Chamounix (1998) conçue pour célébrer Edita Gruberova. La raison est simple et ici immédiatement perceptible : sa capacité – mieux, sa sensibilité dans l’accompagnement des chanteurs et la recherche d’un équilibre constant avec la scène se joignent à une capacité narrative irrésistible, à un choix de tempi énergiques et théâtralement efficaces, à la beauté plastique d’une pâte sonore finement travaillée, sombre et nocturne. On y détecte alors un sens gaillard, vigoureux, impétueux, qui lui permet d’exprimer le souffle romanesque puissant et robuste qui parcourt l’opéra, et de sculpter un haut-relief de bel impact. Le chef hongrois, qui plus est, valorise les phalanges maison : l’orchestre, d’un virtuosisme toujours expressif ; et les chœurs, placés sous la direction de Bruno Casoni, compacts, denses, idiomatiques à souhait.

Plus nuancée est l’impression réservée par le plateau, en partie à cause des difficultés liées aux profils vocaux des rôles. La question concerne tout d’abord l’Elvira assez contrastée d’Ailyn Pérez, Traviata très solide à peine un an auparavant, mais qui ne semble pas trouver la clé pour aborder ce personnage : irisé et corsé, le moelleux de son timbre n’est pas accompagné par une colorature infaillible ni par une adhésion dramatique spécifique. On garde l’impression d’une approche problématique, malgré une sortita habilement et savamment charpentée. Plus cohérente est la participation des trois hommes qui tournent autour d’elle, à commencer par l’étincelant Ernani lyrique de Francesco Meli. « Come rugiada al cespite » illustre bien les éléments sur lesquels il mise : la luminosité chaleureuse du phrasé, l’articulation et l’intelligibilité des mots, la pleine maturité vocale d’un instrument qui a développé la consistance du medium – au détriment d’aigus parfois en retrait, parfois blanchis. Mais on est séduit par une vision résolument moderne du personnage, noblement héroïque sans être inutilement rhétorique, toujours à la recherche de couleurs et demi-teintes d’emprunt donizettien : de façon fort opportune, ce Verdi de jeunesse est encadré dans le contexte historique qui le précède – et qu’il s’apprête désormais à faire évoluer vers un dramatisme résolument romantique. Simone Piazzola semble avoir brillamment retrouvé les moyens qui en font un baryton versé dans le répertoire verdien : il campe un Don Carlo juvénile mais aristocratique, attentif à soigner une ligne de chant soutenue par un legato exemplaire. Excellent dans la grande scène du troisième acte, il peaufine « O sommo Carlo » avec une rondeur et une morbidezza qui exaltent la grandesse et la dignité du futur empereur. Le quatuor des protagonistes est magnifiquement achevé par l’excellent Silva de Michele Pertusi : qui n’a peut-être plus l’éclat ou l’élan d’antan, mais qui livre une véritable leçon de chant verdien, tant il arrive à doser ses moyens, toujours remarquables, pour devenir le pivot de l’action, sinistre épiphanie d’un destin impitoyable. L’insupportable Giovanna boiteuse de Daria Chernyi, le vaillant Riccardo de Matteo Desole et le Jago correct d’Alessandro Spina complètent la distribution.

Retrouver l’inspiration novatrice d’Ernani était la tâche – sans doute redoutable – de Sven-Eric Bechtolf, qui signe une mise en scène méta-théâtrale, peut-être en hommage à la « bataille d’Hernani » de Victor Hugo tout comme aux triomphes de l’œuvre à l’époque du Risorgimento. Ainsi, dès le Prélude il imagine le plateau d’un théâtre de l’Ottocento où se prépare le spectacle : les décors – de magnifiques toiles peintes, signées par Julian Crouch – descendent des cintres, les chanteurs s’habillent avec les somptueux costumes de Kevin Pollard, tandis que les lumières tamisées de Marco Filibeck essaient de récréer la magie de pratiques théâtrales révolues. Face à la magnificence visuelle de la production on s’interroge, toutefois, pour se demander si le public est en mesure d’apprécier le chapeau alla Ernani, porté par le protagoniste, ou les renvois aux décors historiques d’Alessandro Sanquirico ou de Romolo Liverani, jusqu’à la citation du dernier acte, qui se déroule entièrement dans le Teatro Olimpico de Vicence. Ce regard ironique se pousse jusqu’aux limites de la caricature – dans les chorégraphies de Lara Montanaro, confiées à deux danseuses qui soulignent le zoum-pa-pa de l’orchestration verdienne – et de la distanciation épique – dans le précipité avant le dernier acte, lorsque les deux jeunes filles annoncent la reprise du spectacle « dans trois minutes » à l’aide de pancartes brechtiennes. Et pourtant tout s’estompe, à la fin, pour laisser la place à une scène vide, vidée d’une fête de noces farcesque tout comme de la catastrophe attendue : comme si cette reconstitution nostalgique s’avérait creuse, inutile, éphémère.

Giuseppe Montemagno

À lire : notre édition consacrée à Ernani / L’Avant-Scène Opéra n° 296


Michele Pertusi (Silva).
Photos : Brescia & Amisano / Teatro alla Scala.