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L’Opéra de Lyon ouvre sa saison de manière grandiose en choisissant de monter le trop rare Mefistofele d’Arrigo Boito. L’ouvrage est pourtant à la fête ces temps-ci, puisque les Chorégies d’Orange se sont aussi chargées de le donner en juillet dernier. Premier opéra à tenter d’unir les deux Faust de Goethe, œuvre novatrice qui trouve difficilement sa place au sein des différents styles tant elle est le fruit de plusieurs d’entre eux et le précurseur de bien d’autres, voici donc Mefistofele, comme un poisson dans l’eau au sein de l’antre noir qu’est l’Opéra de Lyon. La mise en scène, signée par La Fura dels Baus en la personne d’Àlex Ollé, ne pouvait qu’être marquante ; et la distribution réunie pour l’occasion, impressionnante dans l’écrasante majorité des cas, complétait idéalement le spectacle pour en faire une production remarquable.

Le début du prologue, pourtant, n’était pas très prometteur : une pièce blanche et bien éclairée, comportant des tables disposées à intervalles réguliers, et des figurants vêtus de tenues de travail et masques blancs, qui coupent ou dissèquent de la viande : entreprise, laboratoire ? Qui sait. Une seule chose est certaine : cela n’a rien d’un paradis. Beaucoup plus convaincante est la révélation de Méphistophélès lui-même, alors que la salle susmentionnée se soulève pour révéler des soubassements impressionnants d’obscurité. La dualité, presque trop clairement exprimée par le contraste lumineux, n’en est pas moins efficace. La présence de Faust, installé dès le début dans la salle supérieure et occupé à travailler à l’ordinateur, est plus étrange. Un peu plus tard, il souffre autant que Méphisto des chants célestes, ce qui souligne bien le propos du metteur en scène, lequel souhaitait faire du docteur un « individu gris » et non pas une âme pure lentement corrompue par le mal. Une conséquence un peu désappointante de cette idée est que Faust, durant une bonne partie de l’ouvrage, semble presque disparaître de la mise en scène (ce qui n’est pas nécessairement gênant si l’on considère, suivant son titre, que l’ouvrage porte principalement sur Méphisto). Mais Faust tient ici a priori un autre rôle, puisqu’il est durant le prologue un scientifique, et le supérieur de Méphisto (qui, lui, n’est apparemment qu’un pauvre homme de ménage). Selon cette image, Faust serait-il ici le véritable méchant de l’histoire ? Cela semble peu probable en lisant la note d’intention d’Àlex Ollé, qui affirme à plusieurs reprises que Méphistophélès est un « psychopathe » dont la cruauté n’a pas d’égale. On hésite donc sur ce qu’il faut comprendre de cette inversion apparente des rôles, pourtant affirmée tout au long de l’ouvrage : malgré le meurtre de deux chérubins par Méphistophélès durant le prélude, le reste de la soirée prouve plutôt qu’il n’est qu’un pauvre démon. Il se fait ainsi arracher le cœur par les anges, n’a qu’une importance minimale dans les agissements de Faust (le somnifère donné à Marguerite ne vient même pas de lui, selon toute vraisemblance), semble désolé de ne pas savoir ce qu’est l’amour lorsqu’il en discute avec Marthe, et surtout paraît éprouver une intense compassion pour Marguerite au troisième acte : pour une raison qui demeure inexpliquée, Faust est celui qui se trouve enfermé à ce moment et c’est le diable qui reçoit les paroles de Marguerite, laquelle ne comprend visiblement pas à qui elle s’adresse. Faust est cependant égorgé par Méphisto durant le final, ce qui soutiendrait de nouveau la théorie qu’il est effectivement un psychopathe. Le discours de la mise en scène, ainsi, reste en partie flou, ce qui est bien regrettable.

Autour des chanteurs évolue un décor dont les différents éléments s’imbriquent les uns aux autres de manière impressionnante. Si la salle de départ ne comportait rien de véritablement remarquable, on apprécie l’efficacité des parties qui s’y ajoutent au fil des actes : des enchevêtrements de métal, comportant coursives, rails lumineux et escaliers, forment comme des appendices qui enserrent le plateau aussi bien que l’action. Un travail très impressionnant et beau à la fois, à l’allure bien caractéristique de la Fura dels Baus, et produit par Alfons Flores. Superbe nuit de Sabbat, agrémentée d’une grande boule à facette (gênante pour beaucoup de spectateurs, mais qui soutenait efficacement l’aspect effronté et dérangeant exigé de telles festivités…). Le troisième acte également, sans rajouts scéniques qui auraient pu perturber la musique et pourtant bien intense, était magnifique. Chapeau bas à Urs Schönebaum : son travail des lumières est d’une très grande maîtrise, pour un résultat absolument parfait du début à la fin, qui rendait l’ensemble véritablement magique… et infernal, bien entendu. Notons la saisissante mort de Marguerite, sur une chaise électrique dont les éclairs lumineux retentissent dans un soudain black-out. Chaise électrique qui servait de trône, un acte plus tôt, au Seigneur des Enfers.

Peuplant cet univers où l’obscure clarté ne s’apparente plus tant à un oxymore, la distribution est un régal. Commençons tout d’abord par l’incroyable John Relyea, canadien à la stature de géant, dont le timbre large et plein est tout simplement fait pour le rôle de Méphisto. Son interprétation, terriblement humaine et parfois touchante malgré les éléments de monstruosité qu’apportent la mise en scène, refuse cependant de se départir d’une délicieuse précision rythmique qui fait entièrement justice à Boito et accompagne l’orchestre autant qu’il en est accompagné. Incarnant Faust, Paul Groves ne déçoit pas vraiment ; il est simplement malencontreux que l’ambitus du rôle, qui lui convient si bien, doive aller de pair avec un orchestre si fourni à passer, point plus problématique. Il n’est pas certain non plus que la mise en scène lui convienne : on le sent clairement mal à son aise dans « Dai campi, dai prati », où il se trouve assis d’une étrange manière ; plus tard, la direction d’acteurs (qu’on sent très précise) ne lui permet pas le moindre effet qui puisse s’apparenter à du jeu, Àlex Ollé ayant très clairement privilégié les images d’ensemble, de préférence avec le chœur tout entier. Finalement, Groves n’est jamais aussi à l’aise (et aussi convaincant) que durant le final, où il a enfin la possibilité d’exprimer une véritable intensité dramatique en se faisant la victime de Méphistophélès. Evgenia Muraveva, dans le rôle de Marguerite puis d’Hélène, est hélas presque invisible et difficilement audible durant les deux premiers actes, malgré quelques apparitions muettes venant compléter celles demandées par la partition. Après l’entracte cependant, elle rayonne dès son entrée en scène (magnifique « L’altra notte in fonde al mare », plein d’émotions sans être affecté) et mène, du point de vue vocal, un très beau « Lontano, lontano » avec Paul Groves. C’est néanmoins après sa transformation en Hélène qu’elle a tout le loisir de s’épanouir, avec lustre, tant vocalement que dans la toute nouvelle liberté de mouvement qui est la sienne. À la fois opposées et siamoises des deux précédentes, Marthe et Pantalis sont interprétées par Agata Schmidt avec tout le relief et la détermination qu’elle ose, tout comme Peter Kirk le fait pour son personnage de Wagner.

Soutenant avec passion et dynamisme cet ouvrage titanesque, le chef italien Daniele Rustioni fait montre dès la première mesure d’une précision et d’un engagement qui ne faibliront pas un instant durant la soirée. Fasciné (de son propre aveu) par l’œuvre de Boito depuis son plus jeune âge, Rustioni en comprend visiblement tous les ressorts et n’hésite pas à les faire jouer. Le prologue est époustouflant, comme il se doit, mais la suite ne l’est pas moins. Chaque pupitre a son moment de gloire, certes, mais Rustioni ne renonce jamais à accompagner au mieux la scène. L’osmose est particulièrement évidente avec Relyea mais n’est pas moins vraie pour les autres chanteurs, qui bénéficient tous de l’espace dont ils ont besoin au moment où ils en ont besoin, à de très rares exceptions près. Place est faite également, ainsi qu’on peut s’y attendre dans cette œuvre, aux chœurs. Ils sont plus d’une centaine sur scène (soixante-quatorze d’entre eux formant les chœurs de l’Opéra de Lyon, trente la maîtrise) et le font bien sentir : ils monopolisent souvent l’espace scénique, sans doute par la force des choses. Les adultes comme les plus jeunes sont impressionnants, moins peut-être par leur nombre que par la précision et la musicalité dont ils parviennent à faire preuve malgré leur importance numérique. L’intonation comme la prononciation sont irréprochables et distinctes, l’unité est toujours présente, et la justesse des nuances est tout bonnement époustouflante. On aimerait pouvoir en dire toujours plus sur l’effort commun requis de tant de gens pour parvenir à une soirée de cette qualité ; mais la vérité est que sans doute, une œuvre telle que Mefistofele ne peut que laisser sans voix.

Viviane Jénoc.

À lire : notre édition consacrée à Mefistofele / L’Avant-Scène Opéra n° 238


John Relyea (Mefistofele)
Photos : Jean-Louis Fernandez.