Prenant grand soin d’organiser des versions de concert d’exception pour un panel d’opéras toujours plus large, le Théâtre des Champs-Élysées nous offre à l’occasion de l’anniversaire de la naissance de Leonard Bernstein son opérette et très célèbre chef-d’œuvre, Candide. Pour une soirée seulement, le héros à l’innocence proverbiale est apparu entre les murs délicatement dorés du théâtre, faisant de ce 17 octobre une soirée à ne pas manquer à Paris. Quelques jours plus tôt, le 14, la production se trouvait à l’Opéra de Marseille, pour une unique représentation également. La version interprétée ce soir est celle que l’on connaît le mieux, élaborée en 1988 par le compositeur et agrémentée d’une narration qui entoure les numéros musicaux et permet d’apporter un semblant de sens à cette intrigue fabuleuse, dans le sens original du terme.

Combinant ce rôle de narrateur (Voltaire lui-même, en théorie) avec ceux du Professeur Pangloss et des personnages secondaires de Cacambo et Martin, le baryton français Nicolas Rivenq peine quelque peu : durant tout le premier acte, sa narration est excellente et sa diction précise, mais ces qualités semblent étrangement tempérées par un manque de souffle très marqué dans les parties chantées : il en résulte, pour lui, une forte tendance à presser les tempi déjà bien allants choisis par le chef, et à laisser parfois totalement l’orchestre derrière lui. Par ailleurs, si ses aigus se détachent avec une belle clarté, Rivenq manque visiblement de graves plus riches pour réellement pouvoir investir son rôle. Cependant, après un premier acte où le narrateur prend clairement le pas sur le chanteur, Rivenq revient en force au deuxième acte, où il sera de manière évidente beaucoup plus en forme, ce qui est bien rassurant.

Disciple de Pangloss et amoureux aveugle de Cunégonde, le rôle-titre de Candide est interprété avec une maîtrise et une jovialité certaines par le ténor américain Jack Swanson. Très impliqué dans son rôle, et toujours avec une diction irréprochable, ce dernier surmonte avec intelligence les obstacles de la partition, tels les nombreux aigus des deux « méditations » du premier acte (« It must be so » ; « It must be me »). Sa voix généreuse se fond en timbre mixte lorsque l’instant l’exige, sans difficulté apparente, et surtout sans chichis inutiles : Swanson se montre aussi simple et sincère que le personnage qu’il incarne, ce qui sans doute est le meilleur moyen de porter cette œuvre. Il n’hésite pas non plus à s’amuser lorsqu’il le peut, donnant vie à la narration et à la partition par un brin de mise en espace et de jeu complice avec les autres interprètes.

Sa moitié est la soprano française Sabine Devieilhe, pour qui la représentation marseillaise avait été sa prise de rôle. Sa réputation n’est plus à faire : elle fait preuve d’une technique extrêmement solide dans son rôle de Cunégonde, ainsi qu’on peut s’y attendre. Sa voix, qu’on peut trouver un peu légère pour ce personnage, n’atteint pas toujours la salle : elle n’est sans doute pas aidée par les déferlements de l’orchestre, qui se trouve directement derrière elle. Et si elle possède techniquement les aigus nécessaires, on sent quelques tensions au moment d’atteindre les sommets de « Glitter and be gay ». Cependant, ces très légers malaises sont largement compensés par une présence scénique forte et assurée : Devieilhe se plaît visiblement dans ce personnage, et elle transmet sans effort ce bonheur au public, absolument ravi.

Les rôles secondaires sont tout aussi intéressants : il faut tout d’abord applaudir Sophie Koch, qui a remplacé Anne-Sophie von Otter, souffrante, dans le rôle de la Vieille Dame. Merveilleuse d’aise et de contrôle, Koch se déplace avec bonheur dans la partition et est sensiblement « assise » dans son texte, sans jamais lui courir après, même dans les passages précipités. Deux petits faux départs ne suffiront pas à lui coûter le triomphe bien mérité qu’elle reçoit lors des applaudissements. Maximilien, dont l’arrogance s’exprime de la première mesure à la dernière, au-delà même de ses nombreuses résurrections, est magnifiquement interprété par Jean-Gabriel Saint-Martin, baryton français à la diction un rien trop révélatrice. Deux aigus sont un peu malmenés ; mais partout, la voix est là, puissante et bien équilibrée, portant presque avec aisance jusqu’au fond de la salle, malgré les fortissimi de l’orchestre, notamment lors du grand final « Make our garden grow ». Plus impressionnant encore était le ténor français Kévin Amiel. Parfaitement à l’aise avec le livret, il reste presque silencieux durant le premier acte, remplissant quelques rôles mineurs là où la partition l’exige. Mais c’est pour incarner avec plus de force encore divers personnages plus consistants au deuxième acte, dont l’ennuyeux Gouverneur de Montevideo. Une belle voix bien projetée, dont on aurait pu craindre au départ qu’elle manque un peu de poids : mais le résultat balaie ces impressions du revers de la main. Il n’y a rien à redire. Paquette, enfin, est chantée par Jennifer Courcier. Il est un peu dommage de ne pas l’entendre plus souvent seule dans la partition, car la voix, pour autant qu’on puisse en juger, est très belle. Mais le rôle de Paquette est difficile, pour le seul fait qu’elle est toujours derrière un autre personnage, et jamais en avant. Il est à noter que la soprano française était enceinte, et qu’elle n’a pas hésité à en jouer durant la soirée pour son personnage, provoquant l’hilarité d’une bonne partie de la salle.

À la baguette, menant à la fois l’Orchestre Philharmonique de Marseille, les Chœurs de l’Opéra de Marseille et les interprètes, Robert Tuohy impressionne de dynamisme. Il dirige l’ensemble comme un aurige mène son char à la victoire, adoptant des tempi légèrement supérieurs à l’usage : c’est d’ailleurs presque frustrant dans la superbe « Lamentation de Candide », qui est d’ordinaire une véritable pause musicale. Partout, on observe une gestique ferme, presque martiale, qui rappelle la terrible précision nécessaire à cette œuvre ; pourtant, lors des passages nécessitant plus de cœur, le mouvement devient fluide et puissant, tirant sans effort de superbes résultats de la part de l’orchestre. Les percussions et les cuivres sont sans l’ombre d’un doute à l’honneur, et ne déméritent pas un instant. Extraordinaire « Eldorado », où l’orchestre dans son ensemble dévoile son potentiel. De manière générale, les cordes sont bien présentes, tout en sachant se faire presque inaudibles lorsque le texte parlé le demande. On notera une étrange tendance des clarinettes à presser… D’autre part, il est bien dommage que la production ait coupé la fluide « Barcarolle des Rois », délestant ainsi l’intrigue d’un ultime naufrage pour Candide, en le menant directement à Venise. Le véritable bémol de la soirée reste cependant le chœur. Composé des chœur et chœur supplémentaire de l’Opéra de Marseille, l’ensemble souffre d’un manque de cohésion qui sabote une grande partie du travail du chef de chœur Emmanuel Trenque. Les départs, souvent mal synchronisés, détruisent tout effort de diction. Les basses sont régulièrement décalées, surtout durant « l’Autodafé », mais bien justes. Les sopranos quant à elles sont généralement en place, mais bien souvent, un quart de ton les sépare de la note qui aurait dû être leur début de phrase. Écart rapidement comblé, certes, mais cela ne suffit pas à justifier de tels départs. Les pupitres médians, altos et ténors, sauvent l’ensemble, sans doute au grand soulagement de Tuohy, qui avait déjà fort à faire avec les interprètes qui, dans son dos, ne le voyaient pas et avaient parfois un peu de mal à suivre son tempo. Malgré cela, l’orchestre s’est montré très à l’écoute des solistes, les soutenant sans réserve, pour un résultat proche de la perfection. Une soirée à la musicalité étincelante, passée au cœur de l’explosion de couleurs qu’est l’incroyable Candide de Bernstein.

Viviane Jénoc.