L’on attendait avec impatience ce retour des Huguenots à l’Opéra de Paris, qui avait vu leur création en 1836 puis leur triomphe incontesté durant près d’un siècle, avant de les oublier radicalement après les représentations de 1936 (données au Théâtre Sarah Bernhardt). En choisissant l’ouvrage de Meyerbeer pour première nouvelle production de la saison 2018-2019, celle-là même qui verra l’anniversaire des 350 ans de la maison (si l’on veut bien considérer 1669 comme date de sa naissance), Stéphane Lissner a d’autant accru le poids symbolique de cette programmation.

L’attente est-elle comblée ? En partie seulement. La mise en scène d’Andreas Kriegenburg ne possède en rien l’impact ou la saveur de celle d’Olivier Py, créée à Bruxelles en 2011 et passée par Strasbourg l’année suivante ; mais le plateau vocal, s’il n’aligne pas cette légendaire « Nuit des sept étoiles » que le Met pouvait afficher en 1894, offre tout de même deux astres au firmament : la Marguerite de Lisette Oropesa et l’Urbain de Karine Deshayes. Grâce à elles notamment, les beaux moments de la soirée sont suffisamment marquants pour en supplanter les faiblesses – en témoigne l’accueil triomphal que le public réserve à la production.

Passé la coquetterie de prétendre déplacer l’action en 2063 (précaution inutile – sauf à enfoncer la porte ouverte d’un message du type « l’Histoire peut se répéter » – et, du reste, peu suivie d’effets scénographiques), l’univers visuel choisi par Andreas Kriegenburg reste finalement lisible : les costumes stylisés mais inspirés d’historicisme de Tanja Hofmann jouent d’un code évident, où la pourpre théâtrale et luxurieuse des catholiques se confronte au noir et très couvrant habit des protestant(e)s ; le décor de Harald B. Thor, minimaliste, est blanc comme une page vierge et a le mérite d’offrir aux chanteurs des structures protectrices contre l’immensité du plateau de Bastille. Mais sa mobilité contrainte (seulement latérale), la gestion statique des chœurs et les lumières d’Andreas Grüter, qui peinent à lui conférer le relief expressif que sa blancheur lui interdit, briment toute idée de spectaculaire. La direction d’acteurs, elle, laisse sans voix : personnages oubliés (Marcel), interprètes abandonnés à leur instinct parfois peu inspiré (Sempey), répliques réglées à contresens, idées décalées (et orphelines) mises en avant ici ou là (la déambulation géométrique des serviteurs de Nevers, au I, lassante ; la séance de masturbation des épées au IV, ridicule ; le massacre du V, « déstructuré » comme un classique de la pâtisserie, sans effet)… Tout cela paraît témoigner d’une partition (texte et musique) abordée bien superficiellement et sans vrai point de vue.

Osons avouer que les coupures opérées (surtout de nombreuses reprises et le ballet) ne défigurent pas l’œuvre ; mais le rondeau du Page aurait pu être conservé pour le seul plaisir : gratuit pour gratuit, il y a d’autres showstoppers dans la partition, pourquoi se priver de celui-là ? Les quelques défauts de mise en place entre fosse et plateau ou dans le chœur sont plus gênants ; la direction de Michele Mariotti est pourtant attentive, lisible et ferme : est-ce alors un défaut de préparation ? Et ne pourrait-on rêver de soli de cordes plus magistraux ? On regrette aussi la propension de Mariotti à privilégier le son sur l’architecture : les climax sonnent très massifs et épais, et les (nombreux) moments où le chef témoigne par ailleurs de son art de ciseler le discours font regretter ces autres pages où le fortissimo sonne écrasant et écrasé.

Appelé in extremis pour remplacer Bryan Hymel, qui déclarait forfait en pleines répétitions (à la mi-septembre), Yosep Kang fait son devoir avec des moyens parfois dépassés par le rôle meurtrier de Raoul, qu’il a pourtant défendu en janvier 2017 à Berlin : ici ou là la mezza voce perd tout soutien, les aigus sont arrachés, l’intonation défaille. Sauf par sa constance à se remobiliser en dépit de tout (sa Tour de Nesle, succédant à un grand duo avec Valentine frôlant souvent la déroute, force le respect), et par la qualité de son français, notablement châtié, l’interprète peine donc à convaincre, d’autant que son jeu reste très sommaire et que rien – ni son arrivée tardive dans la production, ni le manque de soin apporté par le metteur en scène à ce paramètre – ne concourt à l’améliorer. Les autres protagonistes masculins sont sonores et bien tenus. On a certes plaisir à entendre ces jeunes chanteurs français dans un répertoire retrouvé, chacun maître de son chant et de son timbre, comme d’une élocution de bon rang. Mais – à part Cyrille Dubois dont le Tavannes est aisé, drôle et joliment présent –, les uns ou les autres manquent de relief (Nicolas Testé en Marcel, assez monocorde), de charisme et de subtilité (Florian Sempey, qui joue son Nevers comme son Figaro, ou Paul Gay, qui laisse aller son Saint-Bris à un mordant relâché). C’est des femmes que viennent l’enthousiasme et le sentiment d’une adéquation parfaite entre interprète et rôle vocal – ou, disons, d’une qualité musicale telle qu’elle parvient à remplir à elle seule les blancs laissés par le jeu scénique. Non d’Ermonela Jaho, une chanteuse que l’on apprécie tant chez Puccini mais qui se perd ici hors tessiture (elle n’a pas le bas-médium de Valentine et doit forcer ses graves), hors style et hors langue (son français reste incompréhensible), malgré son indéniable implication expressive et musicale. Mais l’Urbain de Karine Deshayes est un plaisir de roi : projection fière et joueuse, brillance et diction, personnage scénique, tout est là et ravit. Et elle ne le cède en rien en abattage à Lisette Oropesa (remplaçant Diana Damrau initialement distribuée, mais qui s’était retirée de la production à la mi-août), grande triomphatrice de la soirée tant sa Marguerite paraît se défier d’un clin d’œil de toute la pyrotechnie convoquée par Meyerbeer : suraigus, traits, longueur de souffle, nuances et virevolte, elle semble ébouriffante sans y penser – un comble, et le signe d’une très grande, de celles dont le chant est sourire. Soudain Marguerite annonce Zerbinette, épiphanie qui déborde le cadre d’une œuvre et emporte tout – salle, intrigue, partenaire – sur son passage. Un tel moment vaut à lui seul le rendez-vous à demi manqué avec un illustre fantôme du répertoire.

Chantal Cazaux

 À lire : notre édition des Huguenots / L’Avant-Scène Opéra n° 305


Yosep Kang (Raoul de Nangis), Lisette Oropesa (Marguerite de Valois), Ermonela Jaho (Valentine), Paul Gay (le Comte de Saint-Bris), Florian Sempey (le Comte de Nevers).
Photos : Agathe Poupeney.