Dominique Visse (Arnalta), Kate Lindsay (Nerone) et Sonya Yoncheva (Poppea).

À Salzbourg, L’incoronazione di Poppea marie avec bonheur la leçon musicale des Arts Florissants, les splendeurs d’une équipe vocale de premier plan et la somptuosité d’une production scénique aussi débordante d’esthétisme que de puissance expressive.

À l’avant- scène, deux fosses latérales rehaussées exposent Les Arts Flo, 14 instrumentistes, et deux clavecins, l’un tenu par William Christie, l’autre par Benoît Hartoin. Alentour et derrière, le plateau nu, chargé d’une immense fresque colorée où s’entrelacent ces chairs de corps nus qu’adora la peinture vénitienne. Quelques chaises au fond, un enchevêtrement vertical de lustres, richissime de formes et de dorures, qui descend des cintres pour évoquer le palais impérial, suffiront à créer le cadre d’une action duelle, entre chanteurs au jeu tendu, tout à l’expression de leurs passions, et danseurs du Bodhi Project & Sead de Salzbourg, tout à la mise en image de ce chant, contrepoint, soulignement parfois jusqu’à l’excès. Ce sera le seul défaut de la magnifique production que signe Jan Lauwers, avec son collectif Lemm&Barkey pour les costumes : images mouvantes, débordantes jusqu’à phagocyter le chant, mais aussi d’une sculpturalité inimaginable, comme dans cet entassement de corps qui ceint Poppée endormie, ou ce peuple de danseurs épuisés et de chanteurs silencieux qui, en se reculant, passe de la colère à la sérénité, en un tableau coloré que n’eût pas renié Véronèse, face au couple impérial qui triomphe d’autant plus qu’il est d’une délicatesse d’approche corporelle en phase comme rarement avec la partition. Et c’est bien cette osmose qui va caractériser le spectacle.

Si cela marche à ce point, c’est que le support instrumental qu’offrent Les Arts Florissants est tout simplement ébouriffant : la splendeur des cornets, la virtuosité de la flûte, le charme irrésistible des gambes, luths et théorbe sont une fête continue que Christie semble laisser à sa propre joie : assis au clavecin, côté jardin, il ne dirige de temps en temps que d’un geste léger, d’un mouvement de tête ou d’épaule, d’un sourire débordant d’un plaisir visible, laissant son ensemble, infiniment préparé, absolument soudé, s’attacher comme un seul homme aux rythmes et variations d’un chant seul maître du tempo. Il en naît une pulsation magistrale, au rythme de chaque interprète, qui fait ainsi réponse à celle de l’agitato scénique.

Dans ce creuset bouillonnant mais si ostensiblement à son service, le chant n’a bien entendu aucune peine à briller, car la distribution est somptueuse. L’on mesure ici à quel point Le Jardin des voix fondé par Christie, qui en a vu passer la moitié, a su irriguer ce spectacle d’un sens de la troupe rarement aussi magnifié. Des plus petits intervenants, multi-distribués (la basse Virgile Ancely, le très présent baryton Padraic Rowan, les beaux ténors David Webb et Alessandro Fischer, les Pallade et Venere délicates de Claire Debono, les Damigella et superbe Fortuna de Tamara Banjesevic), aux principaux, quelle fête ! Du vétéran Dominique Visse, à bout de voix mais toujours majuscule en Arnalta, comme de Marcel Beekman, aussi percutant en Nourrice, des révélations comme l’Ottone de Carlo Vistoli, au timbre ravissant et sonore, ou le Seneca de Renato Dolcini, somptueux de creux et de couleurs, ou encore de la charmante mais incisive Lea Desandre, Amore culotté mais surtout Valleto irrésistible, ou enfin de la délicieuse Ana Quintans en Drusilla dansante et éthérée, on ne peut dire que de l’extrême bien. Et plus encore de Stéphanie d’Oustrac, Ottavia impérieuse et défaite, déclamante ou discrète (son simple et dernier « Addio », murmuré, est déchirant) et si belle, de Kate Lindsey, dont on regrettera seulement que le magnifique mezzo ne soit pas assez sombre pour singulariser de façon plus masculine un Nerone qui se fait ici androgyne, incertain de sexe, par un jeu de jeune hippy décalé en costume masculin doré tout aussi singulier. Au-dessus de tous mais pas vedette pour autant, une pulpeuse Sonia Yoncheva – qui elle aussi passa par les mains de Christie autrefois – offre, à quelques mini-incertitudes de justesse près dans ses premières phrases, la splendeur d’un timbre et d’une émission de diva.

Une fête absolue, dont le témoignage heureusement capté pour la postérité marque d’une pierre blanche l’interprétation d’un Couronnement donné ici dans sa version la plus augmentée, toujours renouvelé et toujours plus exaltant.

P.F.

A lire : notre édition du Couronnement de Poppée / L’Avant-Scène Opéra n° 224


Photos : Salzburger Festspiele / Maarten Vanden Abeele.