Fierrabras, ou de l’indispensable résurrection d’un chef-d’œuvre oublié. Testament spirituel de Franz Schubert, son Heroisch-romantische oper – composé pour le Kärntnertortheater de Vienne en 1823 mais représenté seulement en 1897, dans une version remaniée par Felix Mottl – tarde à s’imposer dans le répertoire international, malgré ses incontestables atouts, musicaux avant que dramaturgiques. Paris l’avait découvert en 2006, lors d’une tournée de l’Opernhaus de Zürich au Châtelet, dans la version scénique de Claus Guth ; Milan lui a ouvert les portes de La Scala pour une création tardive mais conçue sous un jour propice : son alternance avec Il pirata de Bellini permet une passionnante plongée dans l’époque romantique, ses fureurs et ses rêves. Presque quatre heures de spectacle dévoilent ici toute la beauté d’une œuvre étroitement imbriquée avec l’univers musical schubertien, celui des Lieder, justement enrichi au cours de la même année 1823 du cycle consacré à Die schöne Müllerin.

Or c’est précisément le regard schubertien qui préside à l’heureuse réalisation milanaise : les minuscules lunettes rondes du musicien trônent dans le blason qui figure tout en haut de la scène, pour encadrer une succession de décors que l’élégante mise en scène de Peter Stein – créée au Festival de Salzbourg en 2014 et ici reprise par Bettina Geyer et Marco Monzini – oriente, selon une approche archéologique, dans un univers de toiles peintes, estampes en noir et blanc bidimensionnelles qui amplifient et magnifient l’illusion du théâtre. Ferdinand Wögerbauer les a imaginées non seulement pour assurer la fluidité des changements, mais surtout pour recréer tout le charme d’un Moyen-Âge puis d’un Orient chimériques, à mi-chemin entre l’imagerie d’Épinal et les décors d’un Sanquirico, tableaux vivants de mondes lointains et subtilement reconstitués dans les moindres détails avec faste, pompe et – pourquoi pas ? – ironie. On transite ainsi des appartements du château royal de Charlemagne au désert puis au campement des Maures sans solution de continuité, entre colonnes qui flottent au passage des personnages et minarets sveltes et inexpugnables, jusqu’au véritable coup de génie de la production, la tour « solide » où les Paladins sont emprisonnés et dont on « voit » l’intérieur grâce aux magistraux jeux de lumière de Joachim Barth, véritable sommet émotionnel d’une pièce à sauvetage tout à fait passionnante – justement parce que peu crédible et absolument invraisemblable… Et pour une fois on s’adonne avec joie au pur plaisir de la narration théâtrale, parfaitement servie par les éclatants, somptueux costumes d’Anna Maria Heinreich.

D’où la possibilité – et non des moindres – de se concentrer de façon presque exclusive sur la partie musicale, dominée par la présence de Daniel Harding au pupitre, qui a offert un aperçu de sa maîtrise du répertoire schubertien. Foisonnante d’ombres et de lumières, déjà l’Ouverture dessine le cadre d’une dramaturgie fondée moins sur les événements que sur les conflits intérieurs, les mutations imprévisibles d’états d’âme, sans jamais perdre de vue l’allure chevaleresque et le ton féerique de l’action. C’est un travail minutieux, qui valorise la présence des Lieder dissimulés au cours des actes : à partir du magnifique lever de rideau, lorsque les deux strophes du chœur des Demoiselles qui filent – presque une anticipation du deuxième acte du Fliegende Holländer – sont brutalement interrompues par Emma, la protagoniste : aux jeunes filles, qui chantent le plaisir de broder les tissus qui protégeront les nouveaux-nés et participeront au bonheur des mariées, elle oppose le souvenir du suaire qui accompagne les morts dans le dernier voyage et des voiles qui sèchent les larmes de ceux qui restent. Or, une simple modulation en mineur suffit à Harding pour modifier l’atmosphère, la température émotionnelle de cette page discrète et saisissante. Et il en va de même pour la romance nocturne d’Eginhard, au début du deuxième tableau, où l’arrivée d’Emma rassure l’amoureux prêt à partir pour la croisade ; et ce jusqu’à Florinda, dont la sortita s’entrelace aux interventions de la confidente Maragond pour devenir duo tendre et intime sur un fond de sombre inquiétude. L’orchestre maison répond à merveille aux intentions du chef, assurant toute la luminosité des cordes comme l’intensité poétique des bois, jusqu’aux ponctuations belliqueuses des cuivres, toute une palette de nuances partagées par les chœurs placés sous la direction de Bruno Casoni, que rarement on a entendus à un niveau pareil : l’intervention a cappella du deuxième acte, « O teures Vaterland ! », mêle mélancolie et nostalgie, affliction et chagrin avec une noblesse d’accents qui impressionne vivement.

Cette attention à la mobilité des formes, que Schubert manipule pour rechercher une nouvelle sensibilité expressive, aide à comprendre la nécessité de disposer d’une distribution de haut vol mais sans protagonistes absolus : l’ensemble est ici parfaitement homogène, très attentif à éviter toute grandiloquence typiquement lyrique pour trouver une unité de ton, un souffle et une intensité qui ne diminuent ou ne se dispersent jamais, et lévitent au contraire incessamment jusqu’au bonheur final. C’est pourquoi on applaudit le couple des jeunes premiers formé par Anett Fritsch et Peter Sonn, la première une Emma éblouissante et rayonnante dans le registre aigu, le deuxième un Eginhard poétique et capable de soigner minutieusement la ligne de chant ; ainsi que l’autre, composé par Dorothea Röschmann et Markus Werba, la première flamboyante Florinda dans l’air di furore du dernier acte, l’autre impeccable dans le désir de donner vie et âme à l’héroïsme et à la générosité du preux Roland. Dignes, austères et pourvus d’autorité sont les deux souverains, le Charlemagne imposant de Sebastian Pilgrim et le Boland accompli de Lauri Vasar, qui affiche une noirceur toujours équilibrée, méchant à souhait mais sans excès. Dans les deux camps on retrouve aussi, par ordre d’apparition, la fraîcheur juvénile de la Jungfrau d’Alla Samokhotova et l’excellent Ogier de Martin Piskorski, la souplesse et l’élégance de Marie-Claude Chappuis en Maragond et Gustavo Castillo en Brutamonte.

Il reste à dire de Fierrabras lui-même, qui ne figure que dans les premier et troisième actes, presque un protagoniste malgré lui. Dans le sillage de ses interprétations mozartiennes, le ténor suisse Bernhard Richter explore la nouveauté d’un héros sans patrie, sans amour et sans religion : il n’a que son grand air, « In tiefbewegter Brust », pour exprimer les tourments d’un cœur qui doit se taire. Puis le charme d’un timbre privilégié, l’attachement à une prosodie fécondée par la versatilité des accents en feront un Wanderer avant la lettre, voyageur illuminé visant à la réconciliation générale pour que les autres soient heureux : d’autres aventures l’attendent, d’autres errances vers un ailleurs où la musique effleure le sublime, contagieuse, apaisante.

G.M.

A lire : notre édition consacrée au Teatro alla Scala / L'Avant-Scène Opéra n° 283


Anett Frisch (Emma). Photos : Brescia/Amisano - Teatro alla Scala