Créée en mai au Teatr Wielki de Varsovie avec la même distribution (orchestre excepté), la production de L’Ange de feu présentée au Grand Théâtre de Provence constitue l’un des points forts du Festival d’Aix-en-Provence 2018.

La fulgurante partition de Prokofiev est dirigée avec autant de netteté analytique que d’incandescence par Kazushi Ono, qui mène l’Orchestre de Paris à des sonorités tantôt transparentes et irisées, tantôt de métal en fusion, ou bien encore à une puissance brute, voire brutale, parfaitement en phase avec la violence du propos mais d’un expressionnisme jamais outré, toujours clairvoyant. Outre les petits rôles épars et la partie de chœur, excellemment tenus par le Chœur de l’Opéra national de Pologne et des membres de son Académie, le plateau vocal est un sans-faute tant musical que scénique. Coutumière du rôle de Renata, Ausrine Stundyte en explore toutes les facettes, aussi crédible en adolescente fébrile qu’en femme dévoreuse, ne faisant qu’une bouchée d’une partie vocale absolue et « impensable » en termes d’endurance, de versatilité d’humeur et d’excès expressifs ; tout au plus sa projection paraît-elle un peu plus restreinte dans le bas-médium. Tout à la fois son chevalier servant et sa victime (après avoir failli être son violeur), Ruprecht, rôle aussi exigeant à tenir qu’à rendre crédible au fur et à mesure des revirements d’exigences de sa « belle », est incarné avec brio par Scott Hendricks tout au long d’un chemin de croix mêlant exaltation et déréliction, et que le corps et le chant de l’artiste traduisent de façon frappante. Tous les autres interprètes, parfois dans des rôles multiples, sont également très justes et caractérisés, de l’Aubergiste opulente de Bernadetta Grabias à l’Inquisiteur noir de Krzysztof Baczyk (qui est par ailleurs un Faust magistral et prend aussi en charge la figure de Heinrich), de la Cartomancienne inspirée d’Agnieszka Rehlis (qui revient en Mère supérieure) au Jakob Glock insinueux de Pavlo Tolstoy (également Médecin), du Méphisto crâneur d’Andreï Popov (aussi Agrippa) au Cabaretier de Lukasz Golinski.

Le livret de Prokofiev d’après Brioussov est suffisamment « fou », symboliste et déconstruit pour recevoir sans trop d’effort transpositions, relectures ou choix singuliers des metteurs en scène – une approche strictement littérale ne le rendrait pas forcément plus lisible. En l’occurrence, Mariusz Trelinski préfère à l’Allemagne renaissante une Amérique mythique, celle des motels façon Route 66 où commis voyageurs esseulés, sous-Elvis de pacotille et prostituées égarées croisent leurs trajectoires. Tout un univers se tisse dans le détail (de l’objectif vipérin du photographe de l’hôtel prêt à pêcher le scoop jusqu’aux psychotropes à la mode beat, propres à faire des visions mystiques de Renata ou de Ruprecht des succédanés d’hallucinations psychédéliques, sans compter le plan d’agave trônant dans le patio, promesse de mezcal home made). Public et critiques auront d’un même mouvement perçu la référence lynchienne, avec le surgissement d’images à la fois naïves et irréelles, ancrées dans cette mythologie américaine et produisant des épiphanies visuelles et sensitives troublantes, rappelant le souvenir de Blue Velvet (autre histoire de séduction malsaine) ou de Mulholland Drive (pour son cabaret perdu et sa « boîte de Pandore ») : cow boy flottant, sourire aux lèvres, drag queen hyper-théâtrale, tous nous entraînent sur la même piste. « Enter », nous dit Trelinski – qui est aussi réalisateur, et passé par l’école de Lodz –, comme si souvent Lynch, et sur le même mode hypnotique. Il faut dire que l’oreille, titillée parfois par les implications hollywoodiennes de la musique de Prokofiev (écoutez celle du duel Ruprecht-Heinrich, et comparez avec Bernard Herrmann), est toute prête à partir en voyage du côté du cinéma. Créditons aussi en cela le magnifique décor à étages de Boris Kudlicka, dont la richesse de circulation intérieure, mystérieuse et ludique, est augmentée par les lumières tout simplement géniales de Felice Ross, qui sait autant l’effet spectaculaire (néons fous, stroboscopie) que l’atmosphère secrète, et les costumes de Kaspar Glarner, eux aussi écartelés entre quotidien et glamour.

Trelinski choisit aussi de faire du cinquième acte (où Renata, réfugiée au couvent, répand sa folie hérétique et s’y voit passée à la question par l’Inquisiteur) le flash-back d’une action préalable : au pensionnat, la jeune Renata avait provoqué la rébellion de ses camarades et l’ire du directeur – lequel est peut-être ce Madiel qui lui est apparu à l’âge de huit ans et s’est uni à elle lorsqu’elle en avait seize… L’idée se tient et permet une lecture plus rationnelle que mystique de l’intrigue, sans pour autant l’imposer crûment ; elle est en outre soutenue par une réalisation scénique puissante. Pourquoi donc l’argument fourni dans le programme de salle ne précise-t-il pas au spectateur qu’elle appartient à Trelinski ? En l’état, le lecteur ne sait rien du finale tel que le livret le propose (couvent, Inquisiteur, condamnation au bûcher) et peut croire qu’il s’agit là des données de départ. C’est dommage : les choix de mise en scène sont d’autant plus savoureux (quand ils le sont) lorsque l’on peut en mesurer la pertinence ou l’audace par rapport à l’œuvre donnée… et d’autant plus légitimes quand ils laissent au spectateur le loisir de cette mesure.

C.C.

A lire : notre édition de L’Ange de feu / L’Avant-Scène Opéra n° 294


Ausrine Stundyte (Renata). Photos : Pascal Victor / artcompress