Philippe Jaroussky (Orfeo) et Patricia Petibon (Euridice)

Initiant un simili-cycle Gluck (l’Iphigénie en Tauride de Robert Carsen sera présentée ici même en juin 2019), le Théâtre des Champs-Elysées invite l’Orfeo ed Euridice du metteur en scène canadien, autre production passée par le Lyric Opera de Chicago (2006) et la Canadian Opera Company de Toronto (2011) et qu’il a, comme à son habitude, révisée pour l’occasion. Lisible en quelques éléments de scénographie, elle s’inscrit dans la veine épurée de son travail : un sol aride de gravier anthracite et des costumes noirs d’après-guerre (Tobias Hoheisel) rapprochent discrètement la Grèce mythologique d’une Méditerranée rurale et austère digne d’un souvenir de Verga ravivé par Rossellini ; un cyclorama habité de lumières changeantes (signées de Carsen et de Peter Van Praet) suffit à dire, par ses nuances, le deuil glacé, le feu des enfers ou la tendresse amoureuse. Carsen nous laisse, en quelque sorte, seuls face au mystère de la scène primitive – la rencontre d’Eros, de Thanatos et de la Musique –, sans intrusion métaphorique ni filtre de lecture. Même les Furies et les Spectres infernaux rampent dans leur long linceul drapé tels les « larves » terrifiantes convoquées par le livret, mi-figures antiques, mi-zombies se traînant au sol. Dans chaque scène chorale domine une disposition géométrique en miroir (procession de deuil du I, chœurs infernaux du II, ronde festive du III), rigoureuse image d’un temple au rituel sans débord et que vient couronner la symétrique gémellité d’apparence d’Amour avec Orfeo (au I) puis avec Euridice (au III).

Cette élégante sobriété constitue un écrin de choix pour les interprètes et leur incarnation théâtrale et musicale. Intensément expressif, Philippe Jaroussky nous a rarement paru aussi juste et émouvant ; chacun de ses appels (« Euridice ! ») est différemment déchirant et parvient à faire oublier (un temps) la verdeur d’un timbre qui manque d’assise dans le bas-médium – un « creux » d’autant plus audible que les graves, lorsqu’il les consent en voix de poitrine, sont plutôt généreux. Privilégiant logiquement les variantes aiguës dans les da capo, l’artiste sait habiter la simplicité de la ligne gluckiste ; on regrettera pourtant une émission « en soufflet » sur chaque note, qui finit par lasser dans son systématisme. L’évolution du personnage est bien rendue, notamment dans son long duo avec Euridice. Laquelle est poignante : Patricia Petibon traduit dans sa voix tous les abîmes de perplexité, puis de panique et de douleur, de la jeune femme face au mutisme de l’être aimé ; à part une ligne de haut-médium périlleuse d’intonation, la voix se colore et pleure, des sons s’ouvrent à l’arrière comme des vertiges intérieurs, d’autres usent de l’attaque droite pour mieux développer la plainte, le corps se tord sans effet factice, dans un sentiment juste : l’on comprend qu’Orfeo ne puisse résister à la supplique de cette Euridice-là. Dommage, seulement, que Carsen lui fasse par deux fois regagner son tombeau lors de sa « seconde mort » : l’effet s’amoindrit de cette répétition. Emöke Barath, enfin, est un Amour parfait (elle qui fut l’Euridice de Jaroussky pour le « disque-concept » La storia di Orfeo, enregistré par Fasolis pour Erato) : fruité du timbre, conduite du chant, éloquence du mot, fluidité scénique, tout y est pour servir un dieu dessiné ici en empathique double des humains.

En fosse, c’est à un tempo… d’enfer que Diego Fasolis ouvre la soirée. Sous sa direction qui conjugue autorité et souplesse, I Barocchisti sont alors à leur meilleur – vélocité incisive des cordes, pâte dense au grain serré de l’ensemble, pour une course à l’abîme effrénée mais rigoureusement exécutée. Plus tard hélas viendront des défaillances d’intonation et des coloris peu séduisants, notamment pour les échos du premier air d’Orfeo. Tout à l’inverse du Chœur de Radio France, superbe de ligne et de fondu (quelques éléments pourront néanmoins réviser leur chorégraphie finale, aux pas pourtant rudimentaires…). Le public du Théâtre des Champs-Elysées réserve un accueil enthousiaste à une production qui, nonobstant nos quelques réserves, tient son rang dans un équilibre de qualités musicales et visuelles qui n’est pas si fréquemment atteint.

C.C.

A lire : notre édition d’Orfeo/Orphée et Eurydice / L’Avant-Scène Opéra n° 192 et Opéra et mise en scène : Robert Carsen / L’Avant-Scène Opéra n° 269 (de nouveau disponible)


Photos : Vincent Pontet.