Ecrit par John Gay en 1728, arrangé par Johann Christoph Pepusch d’après un florilège de romances populaires et d’emprunts lyriques ou sacrés, L’Opéra du gueux (ou des gueux) est un ballad opera qui, en son temps, associait satire de l’opera seria italien et crudité de son prétexte dramatique : dans les bas-fonds londoniens où escrocs, prostituées et forces de l’ordre partagent une même corruption morale, les amours contrariées de Polly Peachum, fille d’un chef de gang, avec le bandit Macheath s’achèveront, après moult épisodes, par un inattendu lieto fine (happy end). Si l’on connaît l’adaptation qu’en firent Brecht et Weill (L’Opéra de quat’ sous, 1928) et l’arrangement de Britten (1948), il est moins fréquent de revenir à l’original – avec tout ce que le genre suppose d’appropriation et de réécriture, tant textuelle que musicale.

Au Théâtre des Bouffes du Nord, William Christie et Robert Carsen en proposent une version aussi « historiquement informée » que théâtralement déjantée. Il faut dire que le lieu s’y prête tout particulièrement, sa patine et ses stigmates semblant cousus sur mesure pour abriter l’antre clandestin du recéleur Peachum. James Brandily l’a habillé d’un empilement de cartons, à la fois entrepôt et domicile provisoire du gang, quand Petra Reinhardt décline un streetwear passe-muraille pour les hommes et un vestiaire ultra-expressif pour les femmes – des putes de Macheath (bouquet de fleurs vénéneuses singularisées) à Mrs. Peachum (droit sortie d’Ab Fab), de Polly qui se rêve BCBG (univers girly et tenues rose poudré) à Lucy, plus rock’n jeans. Ajoutez un accent cockney qui est à soi immersion sensorielle, une direction d’acteurs jubilatoire et, mieux encore, posée sur une troupe digne du musical le plus tourbillonnant (acteurs-chanteurs-danseurs, ils sont éblouissants), des idées à foison et fidèles à l’esprit du genre (parodier, détourner, jouer du second degré), et vous obtenez une sorte de Ken Loach sous acide mâtiné de West End – avec un soupçon de teenage soap dans le traitement de la bluette triolique Macheath-Polly-Lucy –, de quoi passer l’une des plus réjouissantes soirées qu’on ait connues depuis longtemps.

Habilement fondus dans la mise en scène (sweats à capuche et cartons en guise de support pour leur partition numérique sur tablette), les neuf musiciens des Arts Florissants s’en donnent à cœur joie (on notera seulement un équilibre sonore périlleux lors de certaines interventions de Polly, un peu couverte par les basses du continuo), sous l’égide d’un William Christie qui, du clavecin, porte avec humour catogan, cuir et bijoux bling-bling. En scène, on ne saurait citer tous les interprètes, chacun excellent, à commencer par la troupe d’escrocs, dont la chorégraphe Rebecca Howell met en valeur le talent acrobatique avec nerf, et les prostituées, très Drôles de dames (on y retrouve avec plaisir Emma Kate Nelson dont on avait tant apprécié la Lina Lamont dans Singin’ in the Rain au Châtelet). Robert Burt, artiste polymorphe (opéra, musical, théâtre shakespearien : rien ne lui est étranger) est un Mr. Peachum d’anthologie ; Beverly Klein (Mrs. Peachum) ne lui cède en rien, qui joue a volo de sa voix clivée entre un grave mâle et poissard et des aigus papillonnants. Excellent Lockit de Kraig Thornber, parfaite complémentarité entre Kate Batter (Polly) et sa légèreté fleur-bleue, et Olivia Brereton (Lucy), plus gouailleuse, et, entre elles deux, un Benjamin Purkiss délicieusement bellâtre, plus tombeur de midinettes que surineur inquiétant.

Les cinq premières minutes, où un vent de folie lance soudain le spectacle à partir de rien, vaudraient à elles seules le déplacement. Complet, dit-on ? On guettera les reprises (bientôt à Spoleto et Edimbourg notamment, avant une longue tournée française entre septembre et février 2019).

C.C.

Photos : Patrick Berger.