Pilier du répertoire lyrique français depuis plus d’un siècle, Werther reste difficile à présenter de façon entièrement convaincante car il s’agit moins d’une adaptation littérale du roman de Goethe que de la mise en valeur de la pérennité de son sujet – le mal d’exister, la passion mortifère, le vertige suicidaire – à l’intention du public des années 1880 pour qui le romantisme fleur-bleue était aussi exotique que, pour nous, la littérature décadente de ces années-là.

Dans cette perspective le premier acte fait le ménage : un Bailli qui fait chanter Noël en juillet en attendant de rejoindre au cabaret deux compères cousins de l’Ami Fritz. Difficile pour le spectateur d’éprouver de l’empathie pour ce monde-là. Et pour faire aller la cognée dans l’autre sens, Brühlmann et Kätchen ressassant sur deux notes « Klopstock, divin Klopstock » sont aussi ridicules. Enfin, les piètres capacités de l’organiste du village donnent la température du climat artistique de Wetzlar.

Ni jouisseurs satisfaits ni rêveurs dépressifs, les héros gagnent ainsi en crédibilité. Mieux encore, Charlotte révèle une profondeur psychologique absente du roman où elle était à peine davantage que l’étincelle (divine) qui mettra le feu à la poudre d’un revolver chargé d’avance. Werther est moins passif, voire un brin harceleur, mais pour la bonne cause : il voudrait se marier. Quant à Albert, c’est un garçon positif : inquiet de voir son épouse sous l’emprise d’un crampon manipulateur, avide d’entraîner les autres dans sa chute, il lui prête ses pistolets sans état d’âme, sachant l’usage salvateur qu’il en fera.

Présenter Albert comme un sombre meurtrier jaloux, trop sûr de lui pour l’être, est l’un des contresens de la mise en scène de Tatjana Gurbaca. Que Charlotte fasse le geste de lui tirer dans le dos, puis y renonce paraît, en outre, chargé de possibles explications trop contradictoires pour faire mouche.

Comme une mise en scène est conçue en fonction de la personnalité des chanteurs, Juan Diego Flórez et Anna Stéphany pouvaient, au printemps 2017, à Zurich, irradier une chaleur rayonnante en contraste avec le cadre glacial de cette production : décor unique en faux bois, costumes aux couleurs criardes. Contraste qui manquait un peu à cette reprise à l’Opéra du Rhin.

Massimo Giordano possède toutes les qualités vocales d’un Werther mais ne semble pas encore l’incarner tout à fait. Anaïk Morel, qui apparaît vraiment comme la grande sœur de ses enfants, reste toujours un peu trop sur la réserve pour bouleverser l’auditeur par une évolution irrésistible. Avec l’Albert au timbre généreux de Régis Mengus, ils forment néanmoins un trio de qualité, mais surtout dans les moments où ils sont seuls en scène.

Quel dommage d’avoir demandé à Jennifer Courcier (Sophie) de chanter l’air « Du gai soleil » sur le ton de la colère avec des gestes de fureur saccadée qui ne lui permettaient pas de faire valoir une voix fraîche et sûre ; son personnage ainsi écorné, il lui a fallu reprendre à zéro dans sa scène avec Charlotte et la figure de la petite sœur manquait d’étoffe ou de charme persuasif.

À dessein ? Peut-être, pour isoler plus encore Charlotte ; elle appartiendrait alors au cercle des imbéciles heureux : Schmitt et Johann (servis comme rarement par Loïc Félix et Jean-Gabriel Saint-Martin) ou le Bailli puissant de Kristian Paul ?

Parmi les images fortes et éloquentes qu’on retiendra, celle de Werther soulevant les lattes du plancher de la maison de Charlotte pour s’y blottir comme dans un cercueil et le « coucher de terre » (clin d’œil au Clair de lune) que l’on voit par la fenêtre ouverte pendant l’agonie. On se demandera pourquoi, au deuxième acte, des femmes en fin de vie, clouées sur leur chaise, ont pris la place des enfants de l’acte I. Pour montrer que le temps a passé ou pour préparer la présence d’un couple du 4e âge figurant ce que Werther et Charlotte auraient pu devenir ? Pas drôle de vieillir.

On appréciera plus médiocrement la scène d’amour sur la commode où Werther, perché sur une patte, tente d’embrasser Charlotte en pointant le genoux replié de son autre jambe entre les cuisses de sa partenaire qui l’éjecte avec une violence qui le fait rouler au sol et mesurer les risques du coïtus interruptus.

Si Tatjana Gurbaca a parfois eu la main un peu lourde en surlignant ce qui pouvait n’être qu’effleuré, la baguette d’Ariane Matiakh a été autant applaudie depuis la fosse que de la salle. L’orchestre de Massenet est conçu pour sonner tout seul, mais quand le chef ne bride pas les chanteurs et obtient des musiciens une vraie fusion avec le plateau la représentation touche un degré supérieur et l’Orchestre Symphonique de Mulhouse s’est montré dans ses grands jours.

G.C.


Photos : Klara Beck.