Habitué aux raretés et aux redécouvertes, le festival de Radio-France et de Montpellier Languedoc-Roussillon nous offre cette année, après La Haine de Victorien Sardou et Jacques Offenbach en 2010, une version concert de La Magicienne, dernier opéra du compositeur de La Juive, Fromental Halévy.

Créé en 1858, alors que le grand opéra romantique a déjà vécu ses plus grands triomphes avec Robert le Diable, La Juive et Les Huguenots, ce grand opéra en cinq actes ne connut qu’un succès d’estime, très en deçà des espérances de la direction du théâtre, qui avait pourtant réuni les meilleurs ingrédients du moment pour captiver le public. Autour d’un sujet tout à la fois historique et féerique (les amours de la fée Mélusine, princesse de Lusignan), avaient été réunis un compositeur réputé sérieux, mais sans austérité (Halévy, que l’on connaissait à l’époque pour d’autres œuvres que La Juive, notamment pour un  Guido et Ginevra qui était une sorte de version française de Roméo et Juliette et un Charles VI qui pouvait apparaître comme la version opératique des pièces historiques de Shakespeare situées pendant la guerre de Cent Ans), un librettiste doué pour le ballet et l’opéra-comique (Saint-Georges, qui inventa pour l’occasion un ballet des Echecs qui n’aurait pas dépareillé dans Harry Potter à l’école des sorciers), de très bons chanteurs (notamment Madame Borghi-Mamo dans le rôle de Mélusine et Gueymard dans celui de René), enfin des peintres (Nolau, Rubé, Cambon, Thierry, Martin et Despléchin) et une équipe de mise en scène à la recherche de ces effets spectaculaires et insolites qu’affectionnait alors le public. Malheureusement, en dépit de tous ces éléments, l’œuvre ne fit pas une grande carrière à la scène. Difficile à classer – trop féerique, trop spectaculaire, trop coûteuse, trop étrange avec son dénouement heureux ? –, elle disparut de l’affiche pendant 150 ans, avant que le concert donné au Corum de Montpellier ne lui donne une deuxième chance, dans une version coupée d’un bon quart environ de la volumineuse partition.

Seconde chance, dont le public a senti immédiatement le prix. Un peu froid en début de soirée, mais bien vite enthousiaste, applaudissant finalement avec frénésie, il a fait un triomphe à la partition et aux artistes. Œuvre de la maturité, La Magicienne a de quoi étonner le spectateur d’aujourd’hui. à l’heure où l’on redécouvre le grand répertoire romantique (voir l’exceptionnelle réussite des Huguenots de Meyerbeer montés par Olivier Py et Marc Minkowski à Bruxelles en juin 2011), on comprend mieux quel souffle épique animait ces spectacles naguère réputés lourds et ennuyeux. Mais l’histoire de La Magicienne, bien qu’elle se déroule sur fond de croisade, ne ressortit pas à cette veine. Inspirée par des romans et légendes du Moyen-Age filtrés par la Bibliothèque bleue des colporteurs, elle puise à un autre fonds, celui du merveilleux, qui irrigue les genres populaires du moment, comme la féerie, l’opérette et… le grand opéra. Mais ce n’est pas tout.

Car Mélusine, femme étrange qui ne doit pas être vue à la lumière du jour (dans les légendes originelles, la châtelaine merveilleuse, aimée de tous et bénéfique à son entourage, porte la nuit une queue de serpent et se cache pour se baigner à l’aise), détient ici des pouvoirs maléfiques variés (d’où le titre La Magicienne), conférés par Satan au temps de sa jeunesse. Dans l’opéra d’Halévy, Mélusine est une « femme damnée » au sens où l’entend le XIXe siècle. Elle est impure car elle a couché avec le diable – ce qui lui donne, on s’en doute bien, une séduction incomparable. Et toute l’adaptation de la légende est à l’avenant. Pourtant, en vraie femme libre à la Carmen, Mélusine cherche à secouer le joug qui l’opprime (Satan est jaloux comme un diable), se donne les moyens de conquérir celui qu’elle aime, prend l’apparence de la Sibylle pour prédire la domination des pays du nord sur les pays du midi ainsi que la libération des esclaves au nom de l’humanité – étonnants couplets en pleine période coloniale… Elle détruit le bonheur de sa rivale au moyen d’un fantôme qu’elle fait passer la nuit, devant une fenêtre, sous les yeux de son amant qui regarde le spectacle et croit découvrir ainsi la trahison de sa bien-aimée (un subterfuge qui rappelle l’histoire d’Ariodante), et, après bien des aventures, elle s’offre le luxe d’une conversion ultime au Bien, à grands renforts de chœurs, d’orchestre et de profession de foi (un moment musical très réussi – sur des paroles qui mettent quand même assez mal à l’aise). Ambivalente de nature (femme/fée, femme/animal), la Mélusine de la légende concentre ainsi dans l’opéra une grande partie des archétypes féminins du XIXe siècle. Et ce destin de fille damnée vient à point nommé pour rappeler à quel point l’opéra romantique français associait l’écriture de l’Histoire à la figuration des corps et à la représentation de leurs pulsions.

Mises en scène avec un grand souci du détail (si ce n’est avec un soin réaliste maniaque), les trames narratives du grand opéra français trouvaient leur force dans la prise en compte d’une puissance inversement proportionnelle à cette obsession de la représentation : celle du secret, du tabou, de la dénégation symbolique ou matérielle. Dans cette tension entre le représenté et le caché, l’exhibé et le refoulé, se logeaient toutes les possibilités de coups de sondes dans les profondeurs opaques des habitus sociaux et du psychisme humain. Violences, viols, brutalités, crimes, dominations, perversions, mais aussi ruses, transgressions et conversions, telles sont les structures de base de cette dramaturgie romantique, qui apparaissent toutes nues dans le (très mauvais) livret de La Magicienne, pour lequel Halévy a composé une musique électrisante. Car autant le texte est bien souvent ridicule, accumulatif, mal ficelé et affreusement daté (ah ! que l’on regrette Scribe parfois !), autant le génie d’Halévy éclate à de nombreuses reprises dans cette œuvre – dans les ensembles tout particulièrement, d’une richesse, d’une variété et d’une abondance qui justifient pleinement que l’on donne à La Magicienne sa 3e chance, celle du théâtre. La dramaturgie musicale reprend ici les principes éprouvés du grand opéra romantique, dans les emplois comme dans les formes (polarités des tessitures et des rôles, structure des airs, disposition des ensembles et des chœurs), si elle n’innove pas vraiment dans la narration, qui procède un peu en dents de scie, avec des morceaux d’intensité variable avant la déflagration d’énergie aux différents finales, où la vision dramatique s’élargit dans une palette de textures, de couleurs et de timbres qui constitue la signature de Fromental Halévy. Mais il n’en reste pas moins que l’on découvre des jointures inattendues avec d’autres écritures qui nous sont plus familières, notamment celle de Gounod (Mireille et surtout Faust, créé un an après La Magicienne).

Le plateau réuni autour de Lawrence Foster au pupitre de l’Orchestre national de Montpellier Languedoc-Roussillon et des chœurs de Radio-France était de première qualité. La toute jeune et superbe Marianne Crebassa a pris en charge le rôle très lourd de Mélusine avec un aplomb vocal, une aisance stylistique et une palette de couleurs qui laissent bien augurer de sa carrière. Norah Amsellem, dans Blanche de Poitou, a montré qu’elle avait la technique et la personnalité nécessaires pour ce répertoire très difficile qu’elle semble n’avoir pas encore beaucoup chanté : puissance et grâce, virtuosité, délicatesse – la diction pourra sans doute être améliorée ; on espère l’y retrouver bien vite. Jennifer Michel, dans le rôle du Page, a fait entendre une voix encore un peu jeune, mais pleine de charme. Quant aux trois rôles masculins, ils étaient tenus par Florian Laconi (belle vaillance pour ce ténor au timbre éclatant et flatteur, à juste titre très applaudi), Nicolas Cavalier (une autorité, un style et une diction impeccables) et enfin Marc Barrard (Stello) dont l’interprétation bonhomme soulignait tout ce qui distingue le Satan assez bourgeois d’Halévy de Méphistophélès. On attend maintenant avec impatience d’autres opéras d’Halévy. Pourquoi pas La Reine de Chypre (1841), dont le livret s’inspire cette fois d’un excellent auteur, Schiller ?

I.M.