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Dans l’urgence de la nuit

Par un étrange concours de circonstances, voici pour la deuxième fois qu’une scène régionale fait de l’ombre à la Tétralogie dont l’Opéra de Paris souhaitait faire un événement. Après le très imagé Crépuscule rhénan de David McVicar au même moment qu’un bien ridicule Siegfried parisien, voici que l’Opéra de Lyon éclipse le sinistre Crépuscule bastillan avec un Tristan d’une immense poésie réalisé par La Fura dels Baus.

Attendu avec un peu d’appréhension, moins cependant que si Alex Ollé, l’un des six directeurs artistiques du collectif catalan, n’en avait pas réalisé seul la mise en scène, ce Tristan est certainement un de leurs spectacles les plus sages. Économie de moyens avec un décor minimaliste, une belle idée par acte, et l’utilisation très discrète et justifiée de la vidéo – rien à voir avec l’envahissement de celle de Bill Viola. On est évidemment tenté de comparer ce spectacle à cette référence récente, au moins pour la direction d’acteurs millimétrée et qui s’apparente au travail de Peter Sellars tel que l’on ne pouvait le voir à l’Opéra Bastille que des premiers rangs du parterre. Celle d’Alex Ollé est plus fouillée, plus humaine certainement et sans vaine tentative de sortir du symbolisme profond de l’œuvre. Il réussit à donner à ses personnages en costumes neutres une expression assez classique pour ne pas paraître contemporaine et assez moderne pour ne faire datée. Il joue sur du velours avec les chanteurs réunis pour ces représentations et réussit même à humaniser Clifton Forbis (qui remplace en Tristan Gary Lehman initialement annoncé) dont on avait peu perçu un tel potentiel d’acteur à Paris lors de la deuxième reprise dirigée par Gergiev.

Un autre point positif majeur de ce spectacle est le facteur temps. Comme pour Parsifal (qui peut varier d’une heure de temps selon la version la plus rapide ou la plus lente), la durée de Tristan peut énormément fluctuer selon la lenteur de la direction. Kirill Petrenko, co-artisan avec Peter Stein du remarquable cycle Tchaïkovski/Pouchkine présenté sur la même scène, a opté pour l’action ; son Tristan, qui dure trois heures trente plus deux courts entractes, ne traîne pas et les chanteurs en sont avantagés. L’urgence passe dans l’action où l’on est plus entraîné qu’enchaîné. Tout se passe de nuit, comme dans un songe. L’usage de la vidéo de Franc Aleu, projetée sur le décor, participe à cette structuration du temps. Ce décor (Alfons Florès), très judicieux, montre au I le pont du bateau par grosse mer et ciel étoilé où tout se passe, marins et cordages invisibles, avec une étonnante proximité sans complication de niveaux ni d’accessoires. Au moment du philtre, une grande lune sphérique descend dans le ciel. Au II, la sphère ouverte présentée dans sa convexité figure le repaire des amants avec des entrées percées pour y faire évoluer les autres personnages. Au III, la même coque vue sur sa face concave sert d’écran entre la chambre de Karéol et le monde marin que l’on devine seulement.

Musicalement, Kirill Petrenko fait des miracles avec un Orchestre de Lyon forcément réduit. Mais n’est-ce pas l’idéal pour Tristan que de lui donner une dimension chambriste, rendant perceptible les moindres nuances et intentions ? Jamais couverte par l’orchestre et très homogène, la distribution réservait une surprise de taille avec l’Isole de la Danoise Ann Petersen, repérée en Freia dans L’Or du Rhin parisien – une impressionnante prise de rôle. Voix nette et tranchante, certainement limitée aux salles de taille moyenne, elle a toutes les couleurs dont on rêve pour chanter le rôle en douceur, et de la force à revendre. Et quelle stature de princesse, avec une féminité ardente et une haute taille ! Clifton Forbis, grand professionnel du rôle, semblait peu en forme, se ménageant aux deux premiers actes avec, pour corollaire de cette vulnérabilité, une grande sincérité. Au III, il a recouvré puissance et clarté pour donner à son agonie un relief et une émotion rarement entendus. Bien que plus baryton que basse, Christof Fishesser était un noble Roi Marke, dont le monologue suivait une progression étonnante. Kurwenal (Jochen Schmeckenbecher) et Brangäne (Stella Grigorian) n’étaient pas au niveau de leurs maîtres, mais l’un et l’autre remarquablement engagés.

Deux rendez-vous, peut être trois si ce Tristan – qui ne semble ni coproduit ni filmé – est repris pour la célébration du bicentenaire de la naissance de Wagner en 2013 : le retour à ce rôle d’Ann Petersen à l’Opéra de Cardiff en 2012 ; et Kirill Petrenko, à qui reviendra de diriger le prochain Ring de Bayreuth (2013) et de prendre la même année la direction musicale du Bayerische Staatsoper de Munich.

O.B.

Prochaines représentations les 16 et 22 juin à 18 h 30, le 19 à 15 h.


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Photos Opéra de Lyon / Stofleth.