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Le 2 avril dernier, assistant à l’épreuve finale du concours de composition du Festival Pablo Casals à Prades, j’y fis la connaissance d’un des trois finalistes (tous très intéressants), un jeune Allemand de 31 ans : Alexander Muno. Sa pièce, un peu touffue peut-être mais d’une richesse et d’une véhémence expressive réjouissantes, m’impressionna vivement. Il m’apprit que son premier opéra allait être créé à Heidelberg le 29 du même mois, et je décidai de m’y rendre, attiré de plus par le sujet, La Dame de la Mer, l’un des plus beaux drames d’Henrik Ibsen (1888).

Le livret de Francis Hüsers, excellent et très bien construit, se concentre sur l’essentiel, sacrifiant l’un ou l’autre personnage secondaire ainsi que la foule pour mettre en valeur la toute-puissante présence de la Mer – d’où le titre de l’opéra (à la fois origine et essence) – dont « La Dame » a disparu. Rappelons le sujet : le Docteur Wangel, médecin prospère d’une petite ville côtière norvégienne et veuf, père de deux grandes filles, s’est remarié avec une femme beaucoup plus jeune, Ellida, venue littéralement du large car fille d’un gardien de phare, ayant grandi dans l’obsédant environnement des éléments déchaînés et des grands oiseaux. Un jour, elle reçut la visite d’un mystérieux marin qui l’envoûta au point qu’ils conclurent une sorte de mariage mystique ; mais, accusé d’un crime, il dut reprendre le large en promettant de venir la chercher dès que possible – souvenir conscient ou non du Vaisseau fantôme de Wagner. Les années passèrent et de guerre lasse, Ellida épousa Wangel, mais le couple se défit après la mort de leur unique bébé. Résignée mais malheureuse, elle vit dans la nostalgie intense du grand large. Or son amant revient, une valise à la main, lui proposant enfin le grand départ. Wangel lui offre le libre choix, mais, le cœur brisé, elle choisit de rester auprès de lui. Cruelle et nécessaire catharsis qui la libère de ses fantasmes. C’est le grand thème, cher à Ibsen, de la conquête d’une autre et réelle liberté, en particulier celle de la femme, cause qu’il défendit sa vie durant.

Le coup d’essai du jeune compositeur est un coup de maître. La musique, d’un lyrisme atonal d’une saisissante âpreté, maniant le grand orchestre avec une maîtrise déjà impressionnante, est d’une richesse de substance et d’un souffle peu communs : « ein Wurf », comme disent les Allemands, « un grand coup ». Dans un climat très tendu, le premier acte est dominé par la présence des cris d’oiseaux perçants, ses ténèbres stridentes semblent balayées de lueurs d’aurores boréales. Antérieur de cinq ans au reste de la partition, il fait place à une musique plus nuancée et plus variée dans les deux actes suivants, plus librement lyriques. Dans le troisième et dernier, Muno a pris un grand risque, magnifiquement assumé : la musique devient de plus en plus tonale, mais sans concession ni kitsch. Ici je n’ai pu m’empêcher de penser au Mahler de la Sixième Symphonie, dernière grande symphonie en quatre mouvements « classiques » préservant l’unité tonale et se terminant par une tragique défaite ; car cette tonalité, garante de sécurité jusque-là, est devenue une prison, et de plus elle est mortellement vénéneuse, comme plus tard celle de la Lulu de Berg. C’est tout ce que nos jeunes néo-tonaux nostalgiques n’ont pas compris et que Muno réussit magistralement : le rideau tombe, sur les accords parfaits mineurs et les sanglots convulsifs d’Ellida à jamais prisonnière consentante d’une réalité enfin assumée.

Heidelberg est une maison modeste pour laquelle une création de cette envergure d’un jeune compositeur incconnu (plus de deux heures de musique pour grand orchestre), représente un risque majeur. Or, si le succès, éclatant quant au public, fut bien au rendez-vous, la représentation faillit ne pas avoir lieu : l’interprète prévue pour le rôle-titre se trouva irrémédiablement aphone à la deuxième répétition d’ensemble, et il ne restait qu’à peine une semaine pour sauver le spectacle. La soprano allemande Maraile Lichdi apprit très vite ce rôle écrasant et très difficile, mais trop tard pour le mémoriser. La metteuse en scène Susanne Oeglaend, compatriote d’Ibsen, parvint à remanier son travail de fond en comble en dé-triplant le rôle, sans qu’un public non prévenu ne puisse soupçonner la chose. Maraile Lichdi chanta le rôle partition en main et sa voix d’une pureté et d’une beauté extraordinaires fut pour moi l’autre grande révélation de la soirée. Tabea Schattmaier le mima de manière envoûtante, occupant tout le plateau en vagues marines, enveloppée dans d’immenses drapés bleu nuit ou violet sombre ourlés de blanc comme l’écume des flots (bravo aux costumes de Katja Wetzel). Enfin la comédienne Hannah Ehrlichmann reprit les rares mais décisives répliques parlées – dont le terrible « Ich bleibe » (« je reste ») de la fin. Mais il ne faudrait pas oublier le baryton-basse noble et puissant de Lucas Harbour dans le rôle du Docteur Wangel, ni le baryton brésilien Amadeu Tasca dans celui du mystérieux marin Johnston (il n’a pas de nom chez Ibsen, qui l’appelle simplement « l’étranger »). Aucune faiblesse au sein d’une distribution très homogène. Au dernier acte, un chœur de chambre (celui du Théâtre de Heidelberg), en coulisse et sous forme de quasi-chorals, semble incarner non point la mer mais le poids empêchant la libération de l’héroïne, la présence insolite d’un harmonium confirmant cette hypothèse. Prestation impeccable du vaillant orchestre philharmonique de la ville, dans une partition redoutablement difficile. Le travail du chef Dietger Holm, qui est bien autre chose qu’un Kapellmeister local, y est pour beaucoup. Bravo enfin au vaillant Peter Spuhler, commanditaire de l’ouvrage, intendant d’un théâtre qui mérite d’être connu, et tournant à son avantage les aléas d’un chapiteau (sous toit, heureusement) remplaçant son théâtre actuellement en réfection. Oui, Heidelberg valait le voyage, et il faut retenir le nom d’Alexander Muno.

« On n’écrit plus comme cela » me faisait-on remarquer. Sans doute les raisins sont-ils trop verts ? »

H.H.


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