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John Graham-Hall (Aschenbach).


Éloge de la beauté

Oublier Venise. Ou bien y revenir, dans cette ville décadente et mortifère, destination privilégiée de grands tours extrêmes, à l’orée du déclin, juste avant la fin. Pour Britten – tout comme, avant lui, Wagner ou Diaghilev –, Venise est, avant tout, un lieu purement intellectuel, une page de littérature à découvrir dans la dernière saison de la vie, vieilli et malade : longtemps caressé, le projet d’écrire un opéra d’après le roman Der Tod in Venedig de Thomas Mann se concrétise seulement en 1973, trois ans avant la mort, testament spirituel d’un compositeur toujours épris de beauté, dernier hommage à son compagnon de vie et de créations artistiques, Peter Pears. Par rapport au roman, toutefois, Death in Venice semble vouloir sublimer la passion amoureuse du protagoniste, Gustav von Aschenbach, car Britten la place sous le signe du combat entre Apollon et Dionysos, entre l’attraction pour un jeune homme qui incarne une beauté éternelle, hors du temps, et le refus de la vie et de ses mystères. Forme et raison, désir et vertu s’incarnent alors dans la silhouette du jeune Tadzio, dernier héritier d’une longue série d’enfants protagonistes des opéras de Britten (de Peter Grimes à Albert Herring, de Billy Budd à The Turn of the Screw,A Midsummer Night’s Dream de jusqu’à Curlew River), miroir d’une beauté spirituelle (« Beauty is the mirror of spirit ») désormais considérée comme valeur morale, fondement éthique et esthétique d’un corpus singulièrement attachant.

Ce n’est qu’au cours des dernières années que Death in Venice de Britten s’est imposé progressivement sur les scènes européennes ; il arrive maintenant sur celle de la Scala, pour des débuts tardifs, salués par un brillant succès. Le mérite principal réside probablement dans la mise en scène signée par Deborah Warner, coproduite avec l’English National Opera de Londres et le Théâtre royal de la Monnaie de Bruxelles, où le spectacle a été présenté en 2007 et en 2009. Et c’est justement de la page écrite que Warner commence sa narration, puisque le protagoniste, un illustre écrivain, souffre du syndrome de la page blanche, atteint par une crise sans solution apparente. Mais c’est justement l’idée du voyage à Venise qui permet à Aschenbach de trouver une issue au huis clos munichois où se déroule un prologue faustien : la Serenissima l’attend, avec ses couleurs, ses résonances visuelles, ses atmosphères troublantes. La dramaturgie fragmentée de l’œuvre est entièrement assumée par Warner : la fluidité de sa mise en scène flotte sur les ailes des rideaux de la chambre d’Aschenbach à l’Hotel des Bains de Venise, véritables voiles d’un voyage impressionniste, d’un stream of consciousness qui suit la Babel d’un tourisme déjà international autant que les multiples facettes d’une intimité mise à nu. Et si la vaste palette chromatique déployée par Jean Kalman se charge de recréer le clair-obscur d’une ville d’ombres et de lumières, les fondus enchaînés des décors luxueux de Tom Pye valorisent les beaux costumes fin de siècle de Chloe Obolensky : pour atteindre une intensité cruellement malade lorsque le sirocco souffle, que le choléra se diffuse et que le soleil rayonne, impitoyable – on songe alors à L’Étranger de Camus et à l’insoutenable émergence du désir.

Ce jeu de miroirs est parfaitement soutenu par l’Orchestre de la Scala, placé sous la direction attentive de Edward Gardner. Si la partition de Britten est d’une rare sobriété, cette économie de moyens se reflète dans la luminosité d’une écriture orchestrale toute en échos et en résonances, qui crée les personnages aux moyens des timbres (le piano pour Aschenbach, les percussions du gamelan pour Tadzio) : le chef anglais soigne les détails, alliant une vision analytique à un lyrisme quasi bergien, à la fois obsessif et nostalgique, ciselé et transparent. Admirablement aidé par les chœurs de la Scala, d’où sont issus la plupart des innombrables comprimari, il soutient ainsi une dramaturgie toute en contrastes, d’où se détachent la Voix d’Apollon épurée du contre-ténor Iestyn Davies et, à l’opposé, la basse Peter Coleman-Wright, versatile à souhait dans les incarnations multiples et inquiétantes du mal : la scène 12 de l’acte II, où les deux personnages s’affrontent dans un rêve d’Aschenbach, est un exemple magnifique de l’onirisme brittenien. A Tadzio – un Alberto Terribile à la sensualité émouvante et insaisissable – s’adressent les belles chorégraphies de Kim Brandstrup, qui créent un équilibre d’une rare souplesse entre abstraction balanchinienne et un urban style à la Jerome Robbins. Mais c’est en John Graham-Hall qu’il faut saluer un Aschenbach magistral. Hormis deux ariosi, il est toujours à l’aise dans un récitatif parfaitement intelligible et nuancé, interprète raffiné d’un pensar cantando qui allie réflexion et confession, malaise et fragilité : jusqu’à la mort, qui surviendra sur le Lido de Venise. Crucifié sur sa chaise longue, Tadzio lui apparaîtra transfiguré sous les rayons du soleil, image fulgurante d’une rédemption par la beauté : illusoire, certes, mais parfois souhaitable.

G.M.


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Photos : Brescia/Amisano  - Teatro alla Scala