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Anna Larsson (Kundry) et Andrew Richards (Parsifal) © B. Uhlig.


Pour une nouvelle écologie du drame wagnérien

Plonger dans le noir. Dans une obscurité totale, épaisse, une absence de lumière totale, lancinante. Puis, une minuscule étincelle – le bout de la baguette du chef d’orchestre – diffuse les premières notes du prélude de Parsifal dans la salle. Avec le motif de la Cène, peu à peu on découvre un immense portrait de Nietzsche, qui domine le rideau de scène. Mais il n’est pas seul : à hauteur de son oreille, un serpent blanc, un exemplaire rare de serpent albinos, semble vouloir inoculer dans l’oreille du philosophe un doute, probablement celui de la maladie infectieuse dont la dramaturgie wagnérienne serait porteuse, selon sa vision du monde. Pour sa nouvelle production de l’opéra-testament de Wagner, le Théâtre de la Monnaie de Bruxelles a fait appel à l’un des protagonistes du théâtre contemporain, Romeo Castellucci (membre fondateur et animateur infatigable de la Socìetas Raffaello Sanzio), qui fait ainsi ses débuts (et quels débuts !) dans le monde de l’opéra. Dramaturge et plasticien, artiste iconoclaste et créateur d’un imaginaire fortement ancré aux images, Castellucci interroge une œuvre aux multiples facettes, aux références stratifiées, à la symbolique parfois insaisissable, et l’idée elle-même de Gesamtkunstwerk, d’œuvre d’art totale, consubstantielle à la conception wagnérienne. Ainsi, il signe non seulement mise en scène, décors, costumes et éclairages d’un spectacle mémorable (dont Piersandra di Matteo est la dramaturge), mais aussi une vaste contribution publiée dans le programme du spectacle, qui contient aussi trois mini-affiches librement inspirées de trois personnages de l’opéra. À Amfortas et à Gurnemanz, protagonistes du premier acte, sont associés une forêt et un chien.

Car le premier acte se déroule – suivant les didascalies du livret – dans un bois touffu et impénétrable, sous le sceau d’une nature dont on suit les métamorphoses incessantes, un cycle vital ininterrompu : le passage de la nuit à l’aube, la course inattendue d’un chien en liberté, le premier rayon de soleil qui transperce le feuillage, un arbre qui tombe et laisse entrevoir une clairière. Source et origine d’autres forêts de l’opéra (on songe au tableau final de Falstaff tout comme au début de Pelléas et Mélisande, jusqu’à l’inquiétude expressionniste d’Erwartung), elle devient lieu de l’errance, espace de l’inconscient, tragiquement, brutalement sinistrée par la violence : celle qui a frappé Amfortas, et dont il supportera les conséquences à jamais, puis celle de Parsifal, qui tue un cygne en train de chercher sa femelle, dernier vol d’une innocence irrémédiablement perdue. On s’en apercevra peu après, après un voyage vers Monsalvat illustré par un rideau de scène immaculé, où pointe une grande virgule – ou peut-être un dernier soupir : dans un espace libre (libéré ?), les chevaliers du Graal portent des tenues léopard où figurent encore des feuillages, pâle souvenir d’un passé désormais révolu. Tout est vide, l’absence ne saurait être mieux représentée, froidement saisie.

Le venin du doute et de la dissolution agit pendant l’entracte. Ainsi – lorsque les spectateurs essayent de profiter de consommations rapides – sur le rideau sont projetées les formules chimiques de gaz, acides et autres substances mortifères, dont on explique les modes d’emploi, les résultats, les utilisations les plus connues, à partir des chambres à gaz des camps d’extermination. Car, lorsque l’opéra reprend, Klingsor est le chef d’orchestre d’un microcosme blanc, laiteux, abstrait, presque immatériel. Suivant les indications de sa baguette magique, la scène est vite habitée par des femmes, simulacres de la séduction, sépulcres blanchis de la tentation, créatures ligotées selon la pratique du bondage, sculptures crucifiées selon d’anciens rituels, que Parsifal se limite à contempler. Synonyme d’une maternité exhibée autant que desséchée, le féminin est à la fois recherché et repoussé, convoité et défendu : c’est pourquoi les images se superposent, et l’impossible baiser entre Parsifal et Kundry laisse entrevoir – presque déposé sur l’impalpable rétine du rideau de scène – une union sexuelle vécue dans un ailleurs imaginaire, capable de réveiller les pulsions et la conscience du protagoniste : le rideau brisé, c’est le retour à la réalité qui s’impose.

Si la mise en scène de Castellucci apparaît strictement, minutieusement bâtie à partir de la partition et de sa structure thématique, on ne saurait oublier la direction non moins soignée de Hartmut Haenchen, spécialiste de Parsifal bien connu par le public parisien, qui l’avait déjà entendu en 2008. Sa lecture du texte est mûrie à travers une étude philologique de la texture instrumentale autant que des tempi, réalisés selon les prescriptions de l’auteur. Mais le chef allemand ne se limite pas uniquement à restaurer une volonté scrupuleusement reconstruite : il donne vie à une structure dramaturgique qui n’est ni opéra ni oratorio, mais d’une modernité troublante dans sa dialectique entre action et réflexion. D’où une attention à une pâte sonore qui privilégie le legato des cuivres autant que la soyeuse onctuosité des cordes ; mais surtout à des silences qui, ponctuant l’action, lui rendent un souffle inépuisable, profond, émouvant. Avec l’Orchestre, les Chœurs et la Choraline de la Monnaie – ces derniers dirigés par Winfried Maczewski et Benoît Giaux –, Haenchen dispose d’une distribution remarquable.

Qu’il nous soit permis de citer en premier le Gurnemanz désormais irremplaçable de Jan-Hendrik Rootering : ses longs récits des premier et troisième actes adhèrent parfaitement à l’idée wagnérienne d’une récapitulation du passé, de la description du présent, de la préfiguration du futur. Profonde et sombre, sa voix retrace les voies d’âmes en quête d’une identité. Mais tous les autres personnages sont aussi bien desservis : Amfortas a l’élan juvénile et douloureux de Thomas Johannes Mayer, Klingsor est plus insinuant dans la puissante caractérisation de Tómas Tómasson, Titurel est encore une fois – et pour toujours, on aimerait pouvoir dire – un Victor von Halem à l’humanité hiératique et solennelle. Nouvelle Ève courageusement enlacée au serpent albinos, la mezzo suédoise Anna Larsson déploie en Kundry des moyens vocaux considérables : liederiste affirmée, elle met en évidence la signification des mots, sensible à la densité et à l’intensité de la phrase musicale. Face à elle, le Parsifal du ténor américain Andrew Richards s’impose par la vaillance du timbre, une prodigieuse tenue vocale, une empathie à la fois naturelle et contagieuse, qui emmène le spectateur à s’identifier avec le personnage.

Car son erreur – une faute qui est la nôtre, de l’humanité entière – n’aura d’autre issue que l’errance. Une errance collective, communautaire, célébrée au cours d’un troisième acte où tout le vaste plateau de la Monnaie est envahi, déborde d’une humanité qui se fait écho des questionnements de Parsifal. Les chœurs et les figurants (170, apparemment), les personnages et le protagoniste marchent sans cesse, avancent transportés par un immense tapis roulant – mais, en effet, ne bougent pas du point de départ. Cette foule anonyme tourne à vide, incapable de percer un mystère dont on a perdu le sens : le voyage initiatique devient une valeur en soi, dans ce qu’il permet de découvrir, mais n’aboutit nulle part. C’est pourquoi, une fois célébré pour la dernière fois le banquet communautaire, Parsifal est laissé seul sur scène, en proie à une solitude désespérée et désespérante : une ville renversée se profile à l’horizon, silencieuse et sombre.

G.M.


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Jan-Hendrik Rootering (Gurnemanz).


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Tomas Tomasson (Klingsor).© B. Uhlig.