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Svetla Vassileva (Francesca) et Roberto Alagna (Paolo Il Bello).

               
Il faut saluer l’entrée au répertoire de l’Opéra de Paris de Francesca da Rimini, œuvre rare de Zandonai aux parfums éthérés et voluptueux, aux coloris teintés de Wagner ou de Debussy bien plus que de Mascagni ou Leoncavallo. Inspiré de D’Annunzio qui lui-même développe un épisode du Dante et de Boccace entremêlés, l’opéra est autant un monument culturel de l’Italie des années 1910 qu’un de ces jalons indispensables pour nuancer l’image caricaturale que l’on se fait de la vocalité italienne du temps en la réduisant volontiers au vérisme. Si les interprètes doivent bien sûr posséder un outil endurant et puissant, rien de réaliste ou de cru pourtant dans le geste vocal demandé par Zandonai, toujours stylisé et hédoniste, lointain héritier d’un bel canto devenu ici esthétisant, déclamatoire parfois mais toujours suprêmement élégant.

Monter Francesca relève donc d’un double défi : une distribution exceptionnelle pour tenir la rampe de la partition, et une dramaturgie pertinente qui ait du répondant face aux fantômes littéraires convoqués. Dans les deux cas, c’est la patte de Nicolas Joel, directeur de la maison, qui s’imprime ici : le plateau vocal réuni sous la baguette de Daniel Oren est – globalement – excellent… et la mise en scène de Giancarlo Del Monaco illustre le propos, sans infidélité flagrante, mais sans invention aucune.

Encore que transformer en machine éléphantesque une partition qui se veut souvent transparente relève quand même de l’infidélité. Giancarlo Del Monaco veut à la fois évoquer les didascalies virtuoses du livret, et le placer sous l’égide d’un D’Annunzio funèbre et morbide. Peut-être aurait-il fallu choisir entre l’une ou l’autre de ces démarches. La première nous vaut un décor d’acte I qui obtiendra sans problème le premier prix du kitsch le plus éhonté (la ligne budgétaire « fleurs artificielles » de la production a dû exploser) ; la seconde, un masque mortuaire de l’écrivain omniprésent, et un palais Malatesta transformé en maison D’Annunzio, avec pièces-tombeaux et décoration muséale. Cette dernière proposition scénographique pourrait avoir bien des qualités : son opacité étouffante, sa minéralité funèbre conviennent bien au piège qui se referme sur Francesca et Paolo ; la référence à la demeure de l’écrivain, dans sa dimension mortifère et splendide, aussi. Mais une mise en scène n’est pas qu’un décor : une dramaturgie travaille sur le rythme – quid ici de ces actes et tableaux lancés au public entre de multiples entractes et précipités prolongés ?! un décor doit être habité par autre chose que des entrées et sorties à cour et à jardin, ou des chœurs qui marchent quand ils ne chantent pas et se mettent en rang pour chanter ; un travail sur la lumière, enfin, ne nuirait pas. La direction d’acteurs semble tout entière ramenée sur l’acte IV : soudain, on commence à y croire. C’est un peu tard dans la soirée. Le reste du temps, aucune vision personnelle ne vient habiter les espaces, donner sens aux choix affichés, interroger leur devenir en scène : Del Monaco place, dispose, illustre.

Heureusement, il y a les chanteurs. En premier lieu, une Svetla Vassileva remarquable, aussi bien par sa vaillance vocale doublée d’une élégance permanente, que par un tempérament prenant, une présence poignante. Sa Francesca domine la représentation, voire la porte parfois à elle seule : surtout à l’acte I, où Samaritana (Louise Callinan) est sans nuance et les Suivantes sans finesse, et au III, ou leurs chansons du Printemps et de l’Hirondelle restent bien plates, aussi bien scéniquement que vocalement. Deux personnes ont cru que le premier rôle de la partition était Paolo : le concepteur de l’affiche de la production (« Francesca da Rimini avec Roberto Alagna ») et le spectateur qui, le soir du 9 février, a hurlé ses applaudissements à l’entrée (muette !) du personnage, gâchant ainsi le beau solo de violoncelle de Cyrille Lacrouts et l’un des moments les plus poétiques de l’œuvre. Roberto Alagna chante certes Paolo avec franchise et solidité, mais aussi avec un style au vérisme mal masqué (les attaques de notes par en dessous) qui tranche avec celui de sa partenaire. Ses « frères » sont excellents : George Gagnidze, Gianciotto plein et effrayant ; William Joyner, Malatestino horrifique et nuancé (d’autant plus horrifique qu’il est nuancé, même) – ses assauts libidineux sur Francesca, avec la défense apeurée de Vassileva, constituent l’une des scènes les plus réussies, l’un des duos les plus crédibles. Tous sont cantonnés pendant trois actes à des poses figées ou un jeu caricatural ; tous semblent se réveiller au IV, désormais recentrés dans des duos à l’investissement plus personnalisé. En fosse, Daniel Oren bataille beaucoup pour une mise en place parfois problématique avec le plateau (les Suivantes !) ; sa Francesca sonne beaucoup, trop parfois, manquant de nuances ou d’équilibre. Et pour lui aussi, c’est l’acte IV qui semble réveiller une nouvelle ardeur, dynamique et exultante.      On reste songeur devant une production à la démarche si paradoxale : ouvrir le répertoire, faire redécouvrir une œuvre méconnue, redonner à l’opéra italien du premier XXe siècle toute sa richesse par le choix d’une de ses partitions les plus raffinées… et le faire selon une conception de la mise en scène qui confond la forme et le fond, le décor et la vision. Francesca da Rimini ainsi présentée conforte les idées reçues et de passe pour l’énième « grosse machine » italienne d’un temps révolu – c’est l’exact opposé de la démarche accomplie récemment avec Mathis der Maler ! Cela s’appelle ici enterrer l’opéra, et à ce compte-là le masque mortuaire de D’Annunzio qui flotte sur toute la soirée prend un sens involontairement juste. Rendons grâce à Zandonai et à ses interprètes d’avoir fait entendre, malgré tout, la voix de Francesca.

C.C. 
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Svetla Vassileva (Francesca) et William Joyner (Malatestino dall'Occhio). Crédit : Mirco Magliocca / Opéra national de Paris