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Jonas Kaufmann (Lohengrin). © Bayreuther Festspiele / J. Schulze.

99e Festival à Bayreuth, en 134 ans d’histoire. Et an II de la direction partagée entre Eva et Katharina Wagner, marqué d’abord par le décès de Wolfgang Wagner au printemps: le symbole est fort, il laisse l’impression que les deux filles de l’ex-maître des lieux ont enfin les mains libres, ce qui n’est qu’en partie vrai, la programmation du festival se faisant toujours des années à l’avance. D’autant que les nouvelles directrices ont clairement annoncé voici deux ans leur esprit de continuité, loin des projets de modification du festival proposés par leur cousine Nike Wagner. Certes leur père a laissé un instrument en parfait état de fonctionnement, organisé et rodé, avec certains atouts immuables: l’ambiance, la magie du lieu, son acoustique, la qualité de l’équipe technique, et la primauté mondiale des chœurs. Et Bayreuth, après une trop longue fin de règne, s’est ouvert au Regie-Theater si prisé en Allemagne – s’inscrivant ainsi dans la mouvance générale – et non la créant, comme au temps du Neues Bayreuth, voici 60 ans. Si le côté intellectuel des productions assure à nouveau la «Weltdiskussion über Bayreuth», si les projets de confier Tannhäuser en 2011 à Sebastian Baumgarten, Le Vaisseau fantôme en 2012 à Sebastian Nübling (tous deux accumulent les prix de la critique en Allemagne) et Tristan en 2015 à Katharina Wagner – on ignore encore qui mettra en scène le Ring en 2013 – confirment la tendance d’un théâtre wagnérien fortement revisité, si le choix des chefs annoncés est plutôt heureux (Christian Thielemann pour Le Vaisseau et pour Tristan, assurant la tradition, Thomas Hengelbrock pour Tannhäuser, et Kirill Petrenko pour le Ring assurant le renouveau), les réalités d’une équipe vocale moyenne demeurent, même si, après une génération quasi dévastée, le retour d’un chant wagnérien ressuscité sur le devant de la scène internationale permet d’espérer que Bayreuth se réinscrive bientôt au faîte. À condition d’attirer et surtout d’attacher à cette scène les nouveaux grands noms du firmament lyrique, ce qui n’est pas chose aisée et nous rappelle qu’on entendit ici une Bumbry, une Los Angeles, un Prey côtoyer les meilleurs wagnériens de leur temps. L’événement Jonas Kaufmann est le symbole le plus visible aujourd’hui de cette volonté de renouveau impératif, et c’est bien cette tâche qui paraît prioritaire. Les directrices disposent d’une liberté nouvelle, et d’une chance toujours aussi exceptionnelle: le risque à Bayreuth n’a pas de conséquence sur l’économie du Festival, où les 408250 demandes de places non satisfaites cet été auraient exigé qu’on réalise un total de 184 représentations au lieu des 30 traditionnelles. Espérons qu’il soit pris dans le bon sens.

Lohengrin

En 1979, Alain Resnais avait, dans Mon oncle d’Amérique, mis en parallèle les comportements des humains et des rats de laboratoire, selon les analyses du professeur Henri Laborit. Hans Neuenfels aurait-il vu le film? Toujours est-il qu’il expose Lohengrin au miroir de la psychologie des comportements en installant dans un laboratoire blanc et gris des êtres hybrides, choristes métamorphosés en rats noirs (sympathiques) et souris blanches ou roses (charmantes) dont la tête de gaze permet d’entrapercevoir celle des chanteurs et qui vont parfois se débarrasser de cette seconde peau pour retrouver leur qualité d’humains, mais en gardant leurs pattes de rats. Mais Elsa et Lohengrin, comme les quatre autres protagonistes, ne sont pas des mutants, mais des humains compliqués. Ils exposent admirablement leur incapacité à se toucher, à s’aimer, tandis qu’Ortrud et Telramund s’embrassent à bouche que veux-tu, et que le Roi, pleutre instable et sous influence, fuit ses responsabilités. Ils n’ont pas besoin de cette métamorphose – ni des amusants petits films didactiques projetés sur écran mobile – pour nous dire leur mal-être et leur difficulté à communiquer. En fait, le choix dramaturgique fonctionne, parce qu’en refusant son naturalisme à l’action, il donne une dimension analytique aisément perceptible de l’œuvre (réduite bien entendu), ainsi qu’une dimension d’étrangeté universaliste, mais il demeure finalement assez simpliste: la maîtrise de la direction d’acteurs, très poussée, eut suffi à elle seule à expliciter les comportements des protagonistes de l’opéra le plus pessimiste de Wagner, sans l’agrémenter de la valeur ajoutée parfois comique de ces grosses bestioles drolatiques pour exploiter les temps morts de l’action avec un bonheur réel, mais tout à fait hors de propos. Alors, même si les images sont magnifiques (les éclairages de Franck Evin, et les décors et costumes de Reinhard von der Thannen n’y sont pas pour rien) et si certains moments ont une étrangeté inquiétante (les costumes des rats suspendus aux cintres au-dessus de l’action, l’apparition finale de Gottfried, foetus extraterrestre sorti d’un œuf), même si les symboles sont surexploités (le cygne apparaît d’abord dans un cercueil, puis survole, déplumé, le final du I, pour réapparaitre sous forme de ses seules plumes en éventail des deux héroïnes affrontées – cygne blanc contre cygne noir –, puis entassées dans le cercueil qui vient traverser le lit nuptial…), l’ensemble se regarde plus comme une démonstration de cohérence théâtrale que comme une analyse fine des émois exposées par la partition. La rupture est d’autant plus forte que le côté musical est assez heureux, du fait d’une direction céleste autant que dramatique: Andris Nelsons, qui établit un record de jeunesse au pupitre du festival avec ses 31 printemps, dirige de façon élégante mais ne suscite guère l’émotion. Vocalement, il y a déséquilibre: on n’a pas entendu Lohengrin aussi somptueux que Kaufmann depuis des décennies. Il a pour lui le moelleux d’un timbre d’argent sombre, barytonant mais lumineux, qu’il utilise à merveille: le legato, les nuances, la délicatesse des phrasés murmurés, la faculté d’éclat aussi assurent ici la succession directe de Sandor Konya. Mais le personnage reste un peu trop sur sa réserve. Annette Dasch, bonne soprano impersonnelle, manque de rayonnement, de foyer: c’est trop peu pour pareil chevalier. Evelyn Herlitzius a de vrais moyens, des beaux graves, mais elle tend à crier ses aigus, parfaitement justes cela dit. Et l’actrice demeure forte. Le Roi de Georg Zeppenfeld est lui magnifique, et seul le Telramund bien pauvre de Hans-Joachim Ketelsen est indigne du lieu.

Parsifal et Meistersinger

On ne reviendra pas ici dans le détail sur les analyses pertinentes de Didier van Moore (cf. l’ASO n° 246, sept.-oct. 2008) des productions de Parsifal et des Meistersinger. Le premier, mis en scène par Stefan Herheim, est éblouissant de brio, de pertinence, de logique, jusque dans son excès d’action: il demande toutefois, avec ses trois niveaux de lecture, une culture préalable – des histoires de Parsifal, de Wahnfried, de l’Allemagne de 1870 à nos jours –, ce qui n’est pas toujours le cas du spectateur moyen, même à Bayreuth. Cela ne l’empêche en rien d’être un des spectacles les plus parfaits qu’on ait pu voir sur cette scène. Avec le second, Katarina Wagner reprend le flambeau de l’impertinence laissé à l’abandon depuis les Maîtres de son oncle Wieland en 1964 – qui avaient eux aussi révolté les spectateurs d’alors – par les trois productions si conventionnelles de Wolfgang Wagner. Son côté dispersé, plus anarchique, plus potache (doit-on croire ceux qui l’ont vu plusieurs fois et affirment que le ménage s’y fait peu à peu?) colle autant à l’action qu’à l’histoire allemande des Maîtres, si emblématiques de la Gemütlichkeit nazie. Ces deux productions participent admirablement au règlement des comptes d’une histoire que la volonté d’effacement des années cinquante – «Ici, on fait de l’art, pas de la politique» – avait occultée. Elles sont en cela parfaitement justifiées et parfaitement appréciables, même si l’âge moyen des spectateurs les porte plus au rejet qu’à l’auto-introspection, tout particulièrement pour le spectacle de Katharina Wagner. Mais dans les deux cas, la force du propos souffre d’une exécution musicale honnête, là où l’on attendrait l’exception. Ni l’élégant Daniele Gatti, dont l’orchestre lent et détaillé ne porte pas de drame tendu, ni le plus banal Sebastian Weigel, dont l’acte I se traine sans aucun bouillonnement, ne sont «historiques». Les distributions sont soit excellentes mais sans magie (Parsifal), soit inégales (les Maîtres), et n’inscrivent rien de fondamental dans l’histoire du lieu. Rien de pire que l’excellence quand elle n’est pas mémorable.Dans Parsifal, Kwangchul Youn remporte la palme d’un chant séduisant, auquel manque seule cette présence des absolus. Christopher Ventris est l’un meilleurs Parsifal du moment, Dethlef Roth porte les détresses d’Amfortas sans émouvoir vraiment, et Thomas Jesatko est un excellent Klingsor. Kundry, après les errements de Mihoko Fujimura, revient cet été à un vrai grand mezzo: grave et médium considérables, Susan Maclean n’a comme défaut que de tirer les aigus, et de détonner un peu ici et là. à tous manque l’émotion vraie.Pour les Maîtres, c’est pire. Côté positif, le Walter de Klaus Florian Vogt transforme comme toujours la nasalité de son timbre en atout pour un magnifique dernier acte. Adrian Eröd est l’un des Beckmesser les plus passionnants qui soient, beau chanteur qui plus est, et Norbert Ernst est un David parfait. Michael Kaune chante fort bien aussi, mais sans susciter l’exception, tandis que Carola Guber n’a pas sa place à Bayreuth ni Artur Korn, Pogner sans voix. Le changement de l’année, c’est James Rutherford, qui s’avère un fort bon Sachs, un peu décevant au début, où l’on s’attache à son vibrato et à son manque de puissance, mais dont le 3e acte est superbe, même s’il manque à lui comme aux autres cette dimension d’introspection qui suscite la magie d’un chant.Le chant de Kaufmann et les chœurs d’Eberhard Friedrich (il est là depuis 11 ans) sortent évidemment vainqueurs de ce demi-cru 2010 qui aura vu, excellent signe, Johan Botha et Lance Ryan renouveler le Ring. On peut donc espérer…

P.F.


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Annette Dasch (Elsa), Jonas Kaufmann (Lohengrin) et Evelyn Herlitzius (Ortrud). Photo Bayreuther Festspiele / E. Nawrath.


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Annette Dasch, Georg Zeppenfeld (Le Roi). Photo Bayreuther Festspiele / E. Nawrath.