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Leporello (Erwin Schrott), Don Giovanni (Christopher Maltman)


 Une belle forêt plongée dans l’ombre – pas besoin de masques. Bruissant de chants d’oiseaux, elle pourrait murmurer pour Siegfried. Le sabbat du Freischütz pourrait s’y déchaîner. Hänsel et Gretel pourraient y tomber sur la sorcière. On s’y cherche, on s’y fuit, on s’y perd, dans ce lieu d’élection des paumés. Impayable tandem, le maître et le serviteur, qui doivent faire de la musculation en salle de gym,  tiennent à la fois du voyou et du potache, du dealer et de l’alcoolo, victimes de femmes fort expertes. Anna est trop attirée par Don Juan pour ne pas pratiquer le triolisme, Elvire ne s’est pas remise des caresses du séducteur, Zerline, toute traumatisée qu’elle soit par sa défloration,  promet en matière de jeux érotiques. Voilà ce que devient la forêt romantique allemande, lieu privilégié des initiations : comme Krzysztof Warlikowski dans Le Roi Roger, Claus Guth montre la dégénérescence d’un mythe lorsqu’on ne croit plus aux dieux – on voit aussi Zerline en jeune fille à la balançoire, vieux topos idyllique. Atteint de son côté par le révolver du Commandeur, Don Juan, moins sujet qu’objet de désir, n’est plus confronté qu’à sa propre fin : pour le metteur en scène allemand, toute la question, aujourd’hui, n’est plus que la peur de la mort. L’opéra de Mozart se mue en Chronique d’une mort annoncée ou en Dernier jour d’un condamné. Le dissoluto  n’aura plus, à la fin, qu’à glisser dans la tombe creusée par le Commandeur, alors que la neige tombe. Hoffmann n’est pas si loin non plus : si Vera Nemirova recentrait l’opéra de Berg sur Schön et Lulu, Guth axe sa mise en scène sur Anna et Don Juan, le seul couple de l’opéra,  qui se cherche sans cesse sans se trouver. Tout s’achève du coup sur la mort du héros – ou de l’anti-héros : Guth refuse de se plier à la convention du lieto fine – mais Ottavio chante ses deux airs et Elvire «Mi tradì». Ce n’est pas pour autant qu’il se complaise dans le trash : la lecture est forte et ne trahit pas Mozart. Là où Dmitri Tcherniakov, à Aix, faisait du théâtre sur la musique, Guth fait du théâtre en musique. Sans éluder le giocoso – qu’il préfère assimiler au grotesque : la mise en scène est d’une virtuosité jubilatoire,  plus encore peut-être que dans Les Noces de 2006, et il n’a rien à envier au Russe pour la précision et la profondeur de la direction d’acteurs. On croirait, il est vrai, que les chanteurs sont nés comédiens. Cela, parfois, les sauve. Erwin Schrott, par exemple, ferait-il une telle carrière, chanterait-il à Salzbourg s’il n’était Monsieur Netrebko – madame étant, depuis des années, une des reines du festival ? Son Leporello ne convainc guère vocalement, pas très à l’aise dans le chant syllabique rapide, ne maîtrisant ni son émission ni sa ligne, plutôt fruste et débraillé. Mais comme il brûle les planches avec une étonnante maestria, il rafle la mise. Le Don Giovanni de Christopher Maltman, naguère Énée à Favart, est d’une autre trempe : ce familier du Lied ne lâche pas la bride au chant ; même si la voix n’est pas très puissante – cela convient assez bien à la lecture du metteur en scène -,  elle reste homogène, jusqu’au La aigu non écrit du finale ;  il maîtrise son souffle et son phrasé, tant dans « Fin ch’han dal vino » que dans la Sérénade, chantée piano avec un legato subtil. A Joel Prieto Claus Guth impose un Ottavio empressé, plus nunuche que jamais, binoclard coincé et cocu avant l’heure, ce qu’il ne compense pas assez vocalement : sa jolie petite voix offre un « Dalla sua pace » appliqué avant de peiner dans les vocalises et les graves de « Il mio tesoro ». Alexandra Kurzak, elle, devrait en réalité chanter Zerline, incapable d’assumer les fureurs et les appétits d’Anna, surtout dans une telle production : il faut ici, sans aller chercher un soprano dramatique, une voix plus corsée et la soprano polonaise ne trouve vraiment ses marques que dans les vocalises de « Non mi dir ». Quant à l’honnête Anna Prohaska,  elle semble bien frêle en Zerline, dont elle n’a pas le piquant et la séduction ambiguë. Attendant le retour de l’abuseur dans un abribus sinistre, l’Elvire de Dorotha Röschmann, du coup,  les domine aisément, qui joue habilement sur l’émission pour parodier le seria et montrer les ravages de la passion, mais modèle son « Mi tradi » en belcantiste malgré un vibrato qu’on aimerait plus discret.  La production est donc très caractéristique de notre temps : elle tient d’abord par le spectacle, servie aussi par la direction très équilibrée, pleine d’élan et de finesse du jeune Yannick Nézet-Seguin, qu’on croirait presque, à voir ses engagements, doué d’ubiquité. Il est vrai qu’avec la Philharmonie de Vienne… Il n’empêche : en attendant que son Don Giovanni s’approfondisse, différencie mieux les registres, on sent une patte. Servie enfin par le continuo pétillant, inventif, coruscant du pianofortiste Felice Venanzoni.

D.V.M.

A lire : Don Giovanni, L'Avant-Scène Opéra n° 172 

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Scène d'ensemble.


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 Aleksandra Kurzak (Donna Anna), Don Giovanni (Christopher Maltman). Photos : © Salzburger Festspiele / Monika Rittershaus.