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Elektra (Iréne Theorin)

Ne rêvons pas. Mitropoulos dirigeant Borkh, Della Casa et Madeira, c’était en 1957. Varnay et Mödl s’affrontant sous la baguette de Karajan, c’était en 1965. Ni Abbado en 1989, a fortiori ni Maazel en 1996, n’en avaient émoussé le souvenir – les deux live vous coupent le souffle. Mais, dans tous les cas, et ce depuis la première in loco de 1937 dirigée par Clemens Krauss, on entendait la Philharmonie de Vienne. C’est d’abord elle, qui sait son Elektra comme personne, qu’on écoute en 2010. Daniele Gatti, souvent contestable comme chef de l’Orchestre national de France, la conduit ici au sommet. Avec des musiciens aussi virtuoses qu’inspirés, il joue sur du velours et peut montrer à quel point il a étudié la partition dans ses moindres détails. Les plans sonores s’équilibrent parfaitement, tout s’entend, parfois surgissent des traits qu’on n’avait pas entendus jusque là, notamment du côté des bois. L’énorme masse orchestrale s’éclaire et atteint cette transparence que Strauss exigeait pour son opéra le plus audacieux. Plus lyrique qu’épique, la direction, du coup, comme dans Parsifal à Bayreuth, s’attache plus au modelé des couleurs qu’à l’urgence du théâtre – la première mesure et la dernière mesure devraient claquer comme des gifles. Certes, Elektra n’est pas Parsifal. Mais il faut s’adapter à des voix qui n’ont pas le format requis. Gatti, d’ailleurs, ne l’aurait pas d’emblée  compris, à qui l’on a reproché, lors de la première, de couvrir bruyamment le plateau. Et Dieu sait si le grand Festspielhaus est cruel pour les gosiers, surtout lorsqu’on met dans la fosse plus de cent musiciens. Arrivée d’Espagne au dernier moment pour remplacer Iréne Theorin souffrante, Janice Baird avait donc grand besoin d’être soutenue, d’autant plus que, confrontée aux rôles les plus lourds du répertoire, elle n’a pu échapper à la blessure du temps. Si l’on retrouve toujours ce timbre très particulier, plus de chair que d’acier, chaud et fauve, rappelant plus Goltz ou Varnay que Nilsson, l’aigu a blanchi et perdu de son assurance, les registres ne se soudent plus aisément. Mais voilà des années qu’elle compose une des plus intéressantes Elektra du moment, qu’elle s’identifie à la hargne et à la douleur de la fille d’Agamemnon – désormais moins sauvages, plus intériorisées. Ainsi s’attache-t-on à cette Elektra si humaine, si émouvante malgré ses insuffisances. Eva-Maria Westbroek, en revanche, naguère révélation de la production de Bastille, déçoit un peu. Est-ce la salle ? On a beau retrouver avec le même plaisir la vierge irradiante, frémissant de l’attente des désirs assouvis, la voix semble parfois poussée dans ses retranchements par les grands élans de la première scène avec Elektra et l’aigu n’a plus toute sa lumineuse pureté. Cela dit, vocalement, la déception vient plus encore de Waltraud Meier. Retrouver Clytemnestre, rôle de mezzo grave et sombre, quinze ans après, lorsqu’on n’a cessé d’aller et venir  - avec bonheur - entre deux tessitures, ne va pas de soi. Certes elle renouvelle le personnage, rien moins que vieille peau geignarde, acariâtre et agressive, encore belle et désirable, à la fois reine et vamp, moins mère que femme, presque grande sœur qui aurait fait un riche mariage, superbe dans sa grande robe rouge – mais est-ce encore Clytemnestre ? De même, elle chante le rôle, sans concession au Sprechgesang, sculptant les mots en Liedersängerin. Mais cela se sent, se devine, rien de plus : elle est trahie par une voix au médium béant, que l’on entend à peine, du moins au fond de l’orchestre, et l’on cherche en vain cette reine dont les rires et les « Lichter » ont disparu. René Pape donne une vraie stature de fils de roi à Oreste, dont il assume la tessiture de hoher Bass, alors que Robert Gambill, engorgé et poussif, ne fait rien d’Ėgisthe.Nikolaus Lehnhoff signe une production impeccablement classique, sans grand élan toutefois, lui qu’on a connu plus inventif dans le propos et plus affiné dans la direction d’acteurs, en particulier dans ses superbes Stigmatisés de 2005 – mais Janice Baird n’a pas eu le temps de s’approprier la production. Tout cela colle au texte et à la musique, dans un décor de béton évoquant une prison et un état oppressif. Rien d’autre que des murs percés de trous où, au début, sont nichées les servantes, des murs penchant vers l’arrière de la scène, comme l’esprit d’Elektra est aspiré par le passé – rien de tel pour engloutir les voix. Seule la fin marque vraiment, lorsque la porte de fer s’ouvre sur une sorte d’abattoir : Oreste, pétrifié, regarde sa mère pendue à un croc par les pieds. La lumière, alors, n’est pas celle de la vengeance, mais celle du remords : de toutes parts, surgissent en rampant les noires Erinyes. Elektra, qui a passé à son frère le manteau de leur père, ne danse même pas, comme elle le faisait dans son monologue. Rien moins que triomphal, le Do majeur sonne presque incongru : c’est l’entrée dans l’enfer.  

D.V.M.


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Elektra (Iréne Theorin), Chrysothemis (Eva-Maria Westbroek)


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lektra (Iréne Theorin), Klytämnestra (Waltraud Meier). ©  Hermann und Clärchen Baus