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Joyce DiDonato (Elena)


Heureuse programmation que cette entrée au répertoire de l’Opéra de Paris d’une des œuvres les plus méconnues et pourtant les plus fondamentales de Rossini, et dans la salle la plus appropriée à ce melodramma : le Palais Garnier. On aurait aimé qu’elle y entre par la grande porte, à savoir dans une production mémorable – ce n’est pas le cas, nous y reviendrons. En revanche, et comme à l’habitude des plateaux concoctés par Nicolas Joël, elle est servie par la fine fleur du chant rossinien. Car si La Dame du lac (1819) est bel et bien déjà romantique – dans son paysage (la lande écossaise sauvage, un lac et sa grotte…), son sujet (une rébellion clanique contre le pouvoir en place), son orchestration et sa dramaturgie (des cors en mouvement dans la coulisse, des appels de chasseurs, des cérémonies de bardes celtiques…), anticipant à la fois sur Le Freischütz, Guillaume Tell et Norma –, elle est fondamentalement encore belcantiste dans sa vocalité. Rossini y développe pour Elena et ses trois soupirants (deux ténors et un mezzo travesti) un langage mélodique extrêmement virtuose, redoutable de vélocité et de mobilité comme de tessiture, dévolu à l’origine aux interprètes exceptionnels du San Carlo de Naples – notamment Isabella Colbran pour Elena.Joyce DiDonato renouvelle à Paris son impeccable Elena d’il y a quelques semaines à Genève (voir ici). Maîtresse d’une technique sans faille, elle enchaîne les roulades et les trilles, les traits et les changements de registre avec une aisance désarmante, son timbre charnu de clarinette créant un personnage vif et dynamique, sans doute plus en adéquation mentale et sonore avec le piquant ou l’action qu’avec l’élégie – toutefois elle aussi souverainement réalisée. Plutôt que dans la cavatine « Oh mattutini albori », un rien détachée, son triomphe est évidemment dans le rondò final, où elle s’amuse autant que le spectateur des chausse-trapes vocales et mélodiques semées ici et là par Rossini en autant de clins d’œil à l’excellence nécessaire de son interprète. Il faut dire que la Donato est avide de bousculade théâtrale et de direction d’acteur aiguë pour habiller (et, mieux que cela, incarner) son chant – ce qu’elle a prouvé à Genève, donc, dans la production certes contestable de Christof Loy (cf. plus haut) mais qu’elle a, quant à elle, trouvée hautement stimulante. Or à Paris, rien de cela ne venait aider la mezzo dans ses moments d’introspection, et il fallait bien le fiorito final pour être jeu autant que chant.Digne héritier de Giovanni David, Juan Diego Flórez affiche lui aussi une virtuosité stupéfiante, d’autant qu’elle est toujours souple et charmeuse dans son délié et son égalité de timbre. Malgré une direction d’acteurs inexistante qui le laisse, comme ses collègues, à lui-même, il réussit à dépasser le danger de la placidité que pourrait entraîner sa facilité permanente et à dessiner un amoureux touchant, transi avec passion et classe à la fois. Faut-il préciser que sa plastique se fond sans difficulté dans le costume historique que la production réserve aux protagonistes, collants, cape et épée soulignant l’élégance de l’interprète autant que le fait son style vocal châtié. Malgré une prononciation parfois confuse (des voyelles souvent très nasales), quelques phrasés forcés (faute en est à la direction lourde, dure et sans nuances de Roberto Abbado) et une gestuelle un peu convenue, il offre à l’auditeur un rare sentiment de perfection approchée. Le Rodrigo de Colin Lee, son rival en amour et en contre-Ut, soutient la comparaison et la confrontation – ce qui n’est pas un mince exploit, Rossini s’étant là aussi ingénié à mettre à vif les moyens de ses deux ténors en une compétition vocale permanente d’airs successifs et de duo-duel. Certes, Colin Lee n’a pas la tessiture de baryténor du Rodrigo de la création, Nozzari. La partition ne se contente pas de monter au contre-Ut en attaques et sauts intervalliques hallucinés, elle plonge aussi jusqu’au La bémol grave ; or Lee, vrai ténor, ne possède pas ces graves et est contraint à les octavier ou à y disparaître. Mais de tels moments sont rares et ne grèvent pas le reste de sa performance. Bien distinct de celui de Flórez, son timbre est plus tranchant mais assez léger pour assumer lui aussi la virtuosité de sa partie. Comme pour ses collègues, l’absence de mise en scène véritable comme le manque de rythme dramatique de Roberto Abbado privent son personnage du charisme et de l’aura solaires qui devraient être les siens.Celle qui « crève » le plus le plateau, c’est Daniela Barcellona. Son mezzo profond, puissant et rond, élégant toujours, sert à merveille le rôle de musico qu’est Malcolm, d’autant que sa stature et son panache rendent parfaitement justice à la vraisemblance de convention du principe du travesti. Dans ses moments les plus virtuoses (un fiorito di bravura qu’elle incarne de façon carnassière et avec une gestuelle au beau tragique), la mise en scène la place souvent à l’avant-scène, face public, sous des lumières chaudes façon bougies – elle aussi en costume historique chargé d’ornements : l’image du castrat sous les feux de la rampe s’impose, de façon pertinente puisque le principe du musico en est un héritage, et de façon troublante aussi.Seul Simon Orfila semble un cran en-dessous de ce plateau de rêve, trop lent dans son air « Taci, lo voglio, e basti », et trop figé dans son rôle de père incompréhensif alors que Douglas est aussi un élément de la rébellion, traître au roi bientôt pardonné, et mérite plus de facettes nuancées. Mais ce problème de lenteur revient peut-être à Roberto Abbado. Tempi erratiques, irréguliers et peu à l’écoute des chanteurs, dynamiques écrasées, attaques dures à l’orchestre – ce qui ne les empêche pas d’être parfois imprécises : c’est peu de dire qu’il ne sert pas la partition ni ne met en valeur sa poésie ou sa vigueur.

Il faut dire que face à lui, un vide sidéral de conception scénique est à l’œuvre. En ces temps de rigueur où l’on se demande s’il est bien légitime de loger dans un cinq étoiles une équipe nationale qui ne marque aucun but… le contribuable mélomane pourrait bien demander des comptes de cette ligne budgétaire créditée « mise en scène » et qui n’ajoute rien à celles finançant déjà les « décors » et les « costumes ». Lluís Pasqual a-t-il réglé autre chose que des entrées, des sorties et des face-public ? Rossini lui a-t-il semblé indigne d’un travail de direction d’acteurs et de réflexion sur l’œuvre ?La Dame du lac repose sur l’opposition de deux mondes : les rebelles et la Cour, le peuple et les puissants. Au point de faire de son finale, situé dans le palais du roi, un moment ultime de référence aux Lumières, pour mieux les opposer aux ombres et aux tourments d’un sujet ancré dans le XIXe. Même Rossini et son librettiste ont pris soin d’aménager pour les uns une prosodie rugueuse, fautive, plébéienne, opposée à la prosodie conventionnelle des autres. Quant au romantisme de l’ouvrage, son suc aussi bien que son importance dans l’histoire de l’art lyrique tiennent notamment à son imaginaire extérieur et sauvage. Le choix d’un décor unique (Ezio Frigerio) représentant un palais renaissant néo-antique est donc à la fois un contresens et un appauvrissement. L’originalité de La Dame tient aussi à sa dramaturgie qui met en scène de multiples identités collectives (bergers et bergères, rebelles et leurs femmes en errance, bardes, aristocrates de la cour). Le choix, pour l’ensemble des choristes et à chacune de leurs interventions, d’un costume unique (smoking et robe du soir, évidemment sans lien avec les costumes historiques des protagonistes, mais c’est sans doute pour «faire moderne»…) est donc un second contresens, un second appauvrissement. Cette dramaturgie est théoriquement renforcée par le mouvement incessant qui irrigue l’œuvre (autre originalité notable pour cette partition des années 1810) : on se cherche, on se court après, on envahit le plateau, on défile, on s’affronte… Cantonner le chœur à une frontalité immobile d’oratorio et ne jamais utiliser la profondeur du plateau est le troisième contresens, le troisième appauvrissement. Ajoutez à cela une surenchère dans le kitsch et le doré (décor patiné à l’or mat, costumes d’armures et de brocards métallisés, figurantes avec tiare et lamé semblant échappées d’un navet biblique de série Z), plus une chorégraphie indigente aussi inutile que ridicule, vous obtenez un univers visuel affreusement laid et daté. Les lumières irisées de Vinicio Cheli font certes mouche quand il s’agit d’évoquer l’eau du lac en offrant de multiples nuances d’aqueux, de glauque ou de trouble, mais finissent par faire too much sur cet ensemble chargé et incohérent, au point de sembler parfois éclairer une heroic fantasy de pacotille.Aucune conception directrice : ni fidélité efficace ni relecture intrigante, ni proposition personnelle ni reconstitution (que l’on frôle pourtant, avec les pseudo-toiles peintes de fond ou les accessoires apparaissant et disparaissant par une trappe). Surtout, ni vrai théâtre (du jeu, des acteurs, des situations, des interactions !), ni même du spectaculaire. Et pourtant, l’œuvre en regorge ! Le grand finale primo guerrier est d’une apathie sans âme, et le coup de théâtre au palais se perd dans un mouvement de décor inopportun et une entrée de la Cour au ralenti.Pour une entrée au répertoire, pour une œuvre foisonnante d’idées, pour une presque fin de saison de l’Opéra de Paris et pour l’exceptionnel plateau vocal réuni: un scandale. Qui semble nous dire que l’opéra n’a pas besoin du théâtre, et qui oublie que les interprètes en ont, eux, besoin. Qui déploie un budget de production pour ce qui n’est qu’une version de concert mal déguisée. La Dame du lac, et ceux qui la servent actuellement à Garnier avec une musicalité, un style et une technique de haut vol, méritaient mieux. Et tant qu’à faire, le public aussi.

C.C.

à lire : L'Avant-Scène Opéra n° 255

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Juan Diego Flórez et Joyce DiDonato.


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Joyce DiDonato et Daniela Barcellona. © Opéra national de Paris/ Agathe Poupeney.