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Elena Vassilieva.

Ecrit dès 1926 et presque immédiatement censuré, Cœur de chien de Mikhail Boulgakov constitue l’une des dénonciations les plus virulentes du stalinisme encore à ses débuts. La parabole du pauvre chien errant recueilli dans la rue, mourant de faim et de froid, par un généreux et génial savant qui entreprend de le transformer par greffes en être humain, est transparente dans son horreur : le brave chien devient un homme abominable au point que, menacé par une vile dénonciation, le Professeur, refusant de le tuer, le retransforme en chien. Dans l’épilogue ajouté par Cesare Mazzonis et le compositeur Alexandre Raskatov, la masse humaine – le peuple soviétique – devient par clonage une meute de chiens hurlants. L’œuvre de Boulgakov est un avatar tardif d’une lignée remontant au Golem de Prague, celle de l’homme voulant se substituer à Dieu et ne parvenant qu’à en être le singe en créant des monstres. Parmi ses sources possibles, personne ne semble avoir pensé à L’Île du Docteur Moreau de H.G. Welles, écrivain alors très lu en Russie. C’est évidemment un magnifique sujet d’opéra, et l’on s’étonne que personne n’y ait songé avant Raskatov, à cinquante-sept ans peut-être la plus forte personnalité de la génération moyenne des compositeurs russes, et qui avait d’ailleurs choisi l’émigration à l’Ouest bien avant la chute du régime soviétique.

L’Opéra d’Amsterdam, en co-production avec le Holland Festival (ce qui assure d’emblée huit représentations jusqu’au 29 juin, courez-y !), a commandé et créé ce que je n’hésite pas à qualifier de chef-d’œuvre à la fois dramatique et musical, l’une de mes impressions les plus fortes depuis des années devant un opéra nouveau. Adaptant l’œuvre de Boulgakov, Cesare Mazzonis l’a évidemment rédigée en italien, mais elle a été retraduite dans le russe d’origine. La partition, d’imposantes dimensions (deux heures et demie pour les deux actes), mobilise une vingtaine de rôles solistes (dont six importants), un chœur et un orchestre d’une soixantaine de musiciens. Tant par sa perfection théâtrale que par la puissance et la somptueuse richesse de sa musique, il n’y a pas un temps mort. Le Professeur Philippe Philippovitch est une imposante basse noble dans la grande tradition russe, retrouvant par instants des intonations moussorgskyennes. Le chien est dédoublé en deux voix, l’une bestiale et agressive (soprano), l’autre douce et plaintive (contre-ténor) ; durant sa phase humaine, il prend la voix d’un ténor classique. Bormenthal, l’assistant (baryton) du Professeur, Schwonder, le stalinien de service (ténor), la cuisinière Daria (soprano chantant également le chien « bestial ») et la femme de chambre Zina, agile soprano colorature, complètent la distribution principale. L’œuvre de Raskatov déborde d’une invention prodigieuse, que la mise en scène exemplaire de Simon McBurney, non moins imaginative grâce notamment à la partie vidéo réalisée par Finn Ross et qui prolonge à l’infini la foule occupant la scène, met pleinement en valeur. Le compositeur s’inscrit dans la lignée « polystylistique » d’un Alfred Schnittke, dont l’opéra La Vie avec un Idiot annonce parfois ce Cœur de chien, avec plus de disparates et moins de puissance sans doute. Le chœur (le peuple soviétique) retrouve très naturellement (au second degré bien sûr) le style de la liturgie orthodoxe, les variantes grimaçantes et obsédantes de chants révolutionnaires jalonnent de leur rythmes aux cuivres le parcours de l’orchestre, mais on entend aussi des rengaines populaires volontairement vulgaires (lorsque le chien devenu homme communique sa bassesse foncière à la foule). Ailleurs, on se prend à siffloter une valse nostalgique, mais le grand duo du Professeur et de son assistant au deuxième acte atteint à une noblesse impressionnante, alors que les coloratures de la femme de chambre évoquent le bel canto italien. Le coup de génie, c’est la fin : la foule devenue meute hurlante envahit le plateau sur une gradation orchestrale colossale, mais c’est le chœur, amplifié, qui termine seul par un point d’exclamation qui est un cri viscéral, nous laissant bouleversés, le souffle coupé, au bord des larmes.La production d’Amsterdam est digne de l’œuvre et Simon McBurney tire parti avec puissance mais sobriété des dimensions d’un des plateaux les plus vastes d’Europe. Comment représenter le chien ? Par une marionnette géante, soutenue (ou retenue, elle est si inquiétante que l’on ne sait pas très bien !) par les manipulateurs du Blind Summit Theatre. La première des deux opérations se passe derrière un mur-écran, entièrement en projections d’ombres géantes terriblement suggestives, la deuxième « à cru », en pleine vue.

Et quelle distribution ! Le Professeur, c’est l’immense vétéran Sergueï Leiferkus, à la voix d’airain, à la noblesse qui subjugue ; et le baryton Ville Rusanen, l’une des grandes valeurs montantes de la jeune école finlandaise, lui donne dignement la réplique en son assistant Bormenthal. Le rôle du chien « bestial » a été taillé sur mesure pour la propre épouse du compositeur, la stupéfiante Elena Vassilieva, dont la voix couvre quatre octaves (on aura du mal à lui trouver une émule, elle n’a du reste pas de doublure) et dont un simple mégaphone (en l’absence de toute transformation électronique) accentue l’horreur de ses sons de cauchemar. Mais elle chante aussi la cuisinière Daria en pleine possession de sa très belle voix « normale ».Le jeune contre-ténor estonien Ivo Posti incarne le « bon » chien en adoration devant son sauveur et bienfaiteur avec une sincérité touchante. Devenu humain (si peu !), Charik (le nom choisi par le Professeur et qui signifie « bouboule » pour désigner une pauvre bête squelettique…) adopte de lui-même le patronyme « Charikov ». Se souvenant de sa vraie nature, il parvient à se faire engager dans les services d’hygiène municipale où il préside à l’extermination des chats errants (!). Le ténor ukrainien Alexander Kravetz, autre « grosse pointure » du chant russe actuel, joint à ses ressources vocales des dons consommés de comédien et de mime. L’Américaine Nancy Allen Lundy, accorte et agile Zina, danse son rôle autant que ses coloratures acrobatiques, mais n’ayons garde d’oublier le Schwonder du tout jeune ténor russe Vassili Efimov, au timbre d’un éclat superbe, et, cerise sur le gâteau, la direction énergique et pleine de vie de Martyn Brabbins à la tête de l’Orchestre Philharmonique de Chambre (soixante musiciens tout de même !) de la Radio Néerlandaise, tous des virtuoses rompus aux embûches de la musique contemporaine. En effet, l’Opéra d’Amsterdam ne possède pas d’orchestre maison mais fait appel tour à tour aux meilleures formations du pays, ce qui lui permet mieux d’équilibrer son budget : un exemple à suivre me semble-t-il ! Une salle comble a accueilli le compositeur et ses interprètes par un rare triomphe.

H.H.


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Sergei Leiferkus et Annett Andriese.


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Ville Rusanen, Nancy Allen Lundy, Sergei Leiferkus.

Photos : Monika Rittershaus