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Je suis depuis plus de vingt ans le passionnant travail de mise en scène de Patrice Caurier et Moshe Leiser, riche en réussites très originales. J’attendais donc avec une intense curiosité le résultat de leur confrontation avec le plus difficile sans doute des opéras de Janáček, le moins lyrique (sauf dans la bouleversante scène finale), le plus cérébral, le plus dépendant d’un livret abondant, serré et complexe, qui multiplie les récitatifs. Or le défi a été admirablement relevé.Au-delà de tout ce qui les différencie – l’âge avant tout –, il y a bien des choses qui rapprochent Emilia Marty (alias Elina Makropoulos) et Lulu. A la fois cyniques et innocentes, ce sont avant tout des victimes, même si elles sèment la mort et la désolation autour d’elles, et Janáček, comme Alban Berg un peu plus tard, les traite avec compassion. Car la femme aux identités multiples est devenue une morte, sauf en apparence, glacée dans son incapacité à ressentir encore des sentiments ou des émotions. La scène atroce du deuxième acte la mettant face à face avec un petit vieux tremblotant et décati qui fut son amant il y a plus d’un demi-siècle confronte un vrai vieillard et une beauté qui semble intacte, mais qui est celle d’une fleur artificielle et desséchée. La véritable incarnation du mal, c’est le baron Prus, dont la nature se révèle dans la musique féroce et cannibale de la fin du deuxième acte.Le plus difficile des trois actes à mettre en scène est incontestablement le premier, longue suite d’explications juridiques se déroulant dans une étude de notaire. Ici, Caurier et Leiser n’ont rien d’autre que des dialogues et des narrations sur quoi s’appuyer, alors qu’à partir du milieu du deuxième acte, ils sont de plus en plus soutenus par l’action. Leur solution tient de l’œuf de Colomb. Au lieu de personnages figés dans l’étude du notaire, Emilia Marty et Albert Gregor, l’un des héritiers et épris, comme tous, hommes et femmes, de celle dont il ignore évidemment être l’arrière-arrière-arrière-petit-fils, rampent sur le sol d’un vaste espace découvert, comme deux bêtes qui se cherchent et qui se sentent.Le rôle terrible, écrasant, de la femme tricentenaire, rôle fétiche depuis des décennies d’Anja Silja, qui finit presque par en avoir l’âge, est ici incarné avec une force subjuguante par Kathryn Harries (qui, tout à l’opposé, fut il y a quelques années une bouleversante Jenufa mise en scène par les mêmes dans la même salle nantaise). Admirablement dirigée, cette immense actrice personnifie une Emilia à la beauté incoerciblement repoussante, à la silhouette et à la voix sans âge, ce qui la rend à la fois irrésistible et monstrueuse. Du très grand art, servi par une couleur vocale envoûtante et subtile. L’Albert Gregor du ténor roumain Atilla B. Kiss possède des aigus d’un éclat et d’une vaillance magnifiques, surtout dans le grand duo concluant le premier acte. La basse très noire de Robert Hayward campe un baron Prus rendu obèse à la manière de quelque immonde limace géante, vraie incarnation satanique. L’italienne Paola Gardina, à l’inverse, est une Krista pleine de fraîcheur au soprano lumineux et pur, et Adrian Thompson un Vitek vigoureux et efficace, tout comme le Canadien John Fanning en notaire Kolenaty. Beau Palmer est un pitoyable Hauk-Sendorf, qui sait ne jamais forcer un rôle de composition ne se prêtant que trop à la caricature, et c’est aussi le grand mérite des metteurs en scène de ne jamais oublier ici comme ailleurs le sage précepte de Stravinsky : « Il ne faut pas sucrer le sucre ».L’œuvre converge naturellement vers le sommet du troisième acte, où nous retrouvons tout ce beau monde au milieu d’un énorme amoncellement de valises symbolisant la fuite avortée et dérisoire d’Emilia avec son cacochyme vieil amant. Pour tout son grand récit explicatif, qu’elle nous délivre gorgée de whisky, elle est déguisée en clownesse titubante à la trogne et au nez rouges. Mais dans le poignant finale, elle recouvre toute sa dignité devant la mort enfin sereinement affrontée comme une libération – la jeune Krista, longuement immobile sur le devant de la scène, assumant son héritage de chanteuse après avoir avalé (et non brûlé comme l’indique la mise en scène chez le compositeur) la formule maudite de cette survie contre-nature. Dix minutes de pur et sublime lyrisme après tant de sécheresse, quelle catharsis ! On remarquera que cette excellente distribution ne comporte aucun interprète tchèque : Janáček a vraiment intégré le grand répertoire international. N’ayons garde d’oublier la direction électrisante de Mark Shanahan, habitué lui aussi de la maison, accusant l’âpreté dissonante de la partition peut-être la plus étonnamment moderne du génial septuagénaire qui l’écrivit. Lui aussi refusait farouchement de vieillir et, comme tous ses chefs-d’œuvre, celui-ci contient sa part d’autobiographie. La maison dirigée si intelligemment par Jean-Paul Davois fait de Nantes, de pair avec Lyon et Strasbourg, l’un des hauts lieux de l’art lyrique en France, et il faut bien reconnaître que les échecs y sont infiniment plus rares qu’à Paris.

H.H.

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Photos : Jef Rabillon /Opéra de Nantes