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Fallait-il monter l’orchestration « classique » de Treemonisha au lieu de sa version jazz, au risque de confirmer l’image d’un Scott Joplin roi du ragtime mais piètre compositeur de « grande musique » – cette même image qu’il voulait tant dépasser en faisant connaître son œuvre ? L’entreprise du Théâtre du Châtelet est louable en ce qu’elle donne sa chance à un opéra aussi méconnu que son créateur, dont seuls Maple Leaf Rag et The Entertainer restent dans nos mémoires. Mais elle le fait sans recul, et avec des moyens disparates. Sans recul, car gageons qu’à l’écoute de l’œuvre en son entier et dans son orchestration large (signée Gunther Schuller), tout producteur renoncerait : le son est souvent grossier, soulignant une musique faite avant tout de mélodie accompagnée et de doublures ; le langage oscille entre le « savant »( tonal-pompier) et le rag-blues-spiritual (la meilleure part), sans se trouver de style propre ; la structure, à numéros clos qui n’en finissent pas de finir, est désuète ; et la dramaturgie, inexistante (livret indigent, enchaînements et situations artificiels, enjeux édifiants). N’aurait-il pas fallu mettre en valeur le meilleur, justement – le langage noir-américain, donc choisir l’orchestration jazz –, et reconstruire les numéros pour que cette heure 35 de musique ne donne pas l’impression d’en durer trois ? Bref, assumer plus encore le côté musical, ce qui n’aurait pas déparé la programmation du Châtelet ni l’honneur de Scott Joplin : airs-chansons, chœurs dansés, interludes, bow music finale, tout cela pouvait jouer en ce sens. Evidemment, l’équilibre est périlleux, étant donné les moyens lyriques requis pour les protagonistes ; mais le cas se trouve ailleurs. Bref, si l’argument est touchant par sa part biographique (Scott Joplin y rend hommage à sa mère, qui fit tout pour qu’il accède à une éducation pianistique et musicale complète), sa prescience sociale (l’instruction comme outil de libération) et son ouverture d’esprit (une femme reconnue leader y compris par les hommes de sa communauté…), ce ne sont pas ces bons sentiments – trop souvent assenés de façon moralisante – qui font chef-d’œuvre. Quant aux moyens disparates… ce n’est pas non plus la direction molle de Kazem Abdullah ni les faiblesses de l’Ensemble orchestral de Paris (cordes fausses, décalages…) qui peuvent espérer sublimer la partition. Willard White est peu exact, et la grande Grace Bumbry eût été bien inspirée de refuser d’apparaître ici : le rôle de Monisha met à mal un soutien désormais défaillant, qui l’oblige à respirer parfois entre chaque note d’un phrasé, et la place trop souvent sur sa zone de passage, d’où une justesse problématique. Un peu comme Leslie Caron il y a quelques semaines dans A Little Night Music, c’est l’artiste et son parcours que le public salue à la fin – plus qu’une performance, à oublier. Il est d’autant plus injuste qu’elle soit traitée en guest star et se taille la part du lion des saluts en apparaissant la dernière, alors que le rôle-titre, la protagoniste, et la meilleure voix de la soirée sont bel et bien Adina Aaron / Treemonisha, admirable soprano maîtrisant à la perfection projection, nuances et style, avec un timbre charnu et soyeux. Autour d’elle, on retient surtout le ténor très raffiné aussi de Stanley Jackson (Remus), qui joue d’une voix plus étroite avec hauteur de vue. La vraie réussite d’ensemble est visuelle ; mais on la doit bien plus à Roland Roure (concepteur des décors, des costumes et de la scénographie) qu’à Blanca Li, dont la mise en scène se réduit à un réglage d’entrées et de sorties et à des chorégraphies sympathiques mais peu originales. Roland Roure crée une imagerie de conte fantaisiste et coloriste, mi-Magicien d’Oz mi-Roi Lion, qui séduit l’œil par sa vivacité de touche et sa poésie. C’est là qu’on sent une continuité dramaturgique (l’évolution graphique et lumineuse du fond de scène), un second degré rafraîchissant (les sorciers tribaux), un symbolisme sans poids (l’arbre de vie et de connaissance, le cosmos étoilé). Tout ce qui manque à l’ouvrage. On sort donc de la soirée en gardant à l’esprit ces tableaux réussis, que l’on associe aux meilleurs moments musicaux de la partition : un spiritual responsorial, un chœur d’hommes a cappella avec quelques notes de banjo ou des pièces d’ensemble façon revue black. Mais sans avoir perçu un ouvrage lyrique valable et cohérent. A trop vouloir « grand-opératiser » Joplin, on le dessert.

C.C.

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Photos Marie-Noëlle Robert.