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Pendant le trop bref apogée du Berlin de la république de Weimar, à la fin des années 1920, on y vit fleurir le genre nouveau de la Zeitoper (l’opéra du Temps, c'est-à-dire de l’actualité), reflétant la banalité de la vie quotidienne en réaction contre la grandiloquence du drame mythologique wagnéro-straussien devenu insupportable après la défaite allemande de 1918.C’était le fait d’une nouvelle génération de compositeurs, avant tout Krenek, Hindemith et Kurt Weill. Certains aînés essayèrent courageusement de s’adapter, certains avec succès (Le Cercle de craie de Zemlinsky), d’autres, comme Schreker échouèrent. Ce fut même le cas d’un plus jeune comme Korngold, dont l'Héliane recueillit un four mémorable face au triomphe de Jonny spielt auf de Krenek, œuvre emblématique de la nouvelle esthétique qui produisit entre autres un chef-d’œuvre qu’il serait temps de sortir de l’oubli, le Maschinist  Hopkins de Max Brand, dans une tendance politique marxisante proche des fruits du tandem Brecht-Weill. La création de Neues vom Tage (Nouvelles du jour) de Paul Hindemith à la fameuse Krolloper de Berlin sous la direction d’ Otto Klemperer le 8 juin 1929, s’inscrit à la crête de la vague, six mois avant le krach boursier de Wall Street. L’année suivante, la chute de Mahagonny, la ville de l’or imaginée par Brecht et Weill, signala  la fin de l’éphémère âge d’or.

Accueillie par des réactions diverses et contradictoires, l’œuvre de Hindemith ne déclencha  un vrai scandale que lorsque Hitler y assista et fut outré par la scène de Laura nue dans sa baignoire chantant l’éloge d’un nouveau chauffe-eau. En fait, la parodie grinçante du Duo d’amour de Tristan et Isolde  au finale du premier acte  avait de quoi choquer bien plus profondément les Nazis, car on y voyait cyniquement profané le saint des saints de l’art germanique, tout comme, l’année précédente, les chorals de Bach dégradés sur le trottoir et l’orgue de Barbarie de l’Opéra de Quat’sous.

Les moins choqués ne furent certes pas Webern et Schönberg, alors que ce dernier, juste au même moment que le Neues vom Tage de Hindemith, avait lui-même sacrifié à la Zeitoper avec son Von Heute auf Morgen (D’aujourd’hui à demain) sur le sujet tout semblable d’un double divorce manqué. Mais l’austère et très bourgeois Schönberg faisait triompher la pure morale conjugale et familiale, et dans sa partition strictement dodécaphonique on eût vainement cherché  dérision corrosive et cynique ou femme nue dans sa baignoire. Signalons en cette même année 1929 le cas isolé d’une ambitieuse Zeitoper française : Les Trois Souhaits de Georges Ribemont-Dessaignes  et Bohuslav Martinu. Mais l’œuvre demeura inconnue et inédite jusqu’à sa création à Lyon en 1973.

En revoyant aujourd’hui l’œuvre de Hindemith, et avec le très vif plaisir occasionné par l’excellente production dijonnaise qui la présente en création française (70 ans après la première berlinoise !) on ne peut qu’être frappé par l’extraordinaire actualité du sujet : piégés par la commercialisation de leur propre histoire aux mains des média, Edouard et Laura, qui aimeraient bien se réconcilier et reprendre leur vie de couple, en sont empêchés à jamais, selon les lois implacables du reality show inauguré par la télévision américaine ; leur vie ne leur appartient plus : morale amère qui rend grinçante une intrigue fort drôle, aux répliques percutantes (le sur-titrage de la version chantée en allemand est exemplaire) et dont la musique ne se départit guère du rythme trépidant de l’implacable motorique que cultivait alors la musique de Hindemith. Celle-ci, il faut le souligner, et contrairement à ce qu’affirmait la critique réactionnaire de l’époque, est tonale, mais d’une tonalité gauchie et grimaçante, bien plus efficace en sa subversion que l’atonalisme des Viennois. 

La mise en scène d’Olivier Desbordes, dans les décors plutôt Art-Déco de Claude Stephan et les amusants costumes de Jean-Michel Angays, situe l’action dans les années 1930 bien plus que dans l’après-Seconde Guerre mondiale qu’on nous annonçait, et c’est très bien ainsi. Le spectacle, une petite heure et demie filée sans entracte, nous emporte comme une tornade sans nous permettre de reprendre haleine, et bénéficie d’une très remarquable direction d’acteurs (tout bouge sur scène sans arrêts ni points mort) et cela concerne principalement les deux interprètes qui à mon gré dominent la distribution : la pimpante, la frétillante Laura de Tatjana Gadzik (suisse en dépit de son nom), avec sa coiffure « à la chienne » à la Louise Brooks, à la fois piquante et sensuelle, et l’inénarrable Mark Milhofer (un Anglais, le nom trompe une fois de plus), campant le «beau Monsieur Hermann» (chargé, moyennant finances de compromettre les épouses pour faciliter les divorces), en bellâtre un peu décati avec sa calvitie ...berlusconienne (!) à l’aide de son somptueux (on aimerait écrire crémeux) ténor, seul rôle du reste à exiger quelques déploiements vocaux. Car l’œuvre demande moins des grandes voix que des comédiens chevronnés au débit verbal rapide et précis. L’autrichien Josef Wagner campe un Edouard à la vigueur un peu fruste (encore une fois parfaitement en situation) et le couple de monsieur et madame M. (Mathias  Aeberhard et Theresa Kronthaler) transcendent largement son rôle de faire valoir. Fortement sollicités, les chœurs maison s’acquittent parfaitement de leurs tâches, les dames en pimpantes dactylos pâmées devant « Monsieur Hermann », les messieurs en assesseurs administratifs ânonnant leurs articles de codes avec une rigueur à mourir de rire. Et le jeune chef allemand Thomas Rösner mène l’excellent orchestre Dijon-Bourgogne  tambour battant dans une partition agile en diable et truffée de traquenards. Au total, un réjouissant spectacle, culminant dans le tableau final en pur style de music-hall criard, et au cours duquel j’ai seulement été surpris par la sagesse de la fameuse scène du bain : pas de baignoire, et de très chastes peignoirs blancs qui emmitouflent les deux protagonistes avec une décence qui n’aurait même pas choqué le Führer. Accueil enthousiaste, mais public hélas très clairsemé, presque entièrement composé de jeunes et d’étudiants. Les compatriotes de Rameau souffriraient-ils de « l’ennui fruit de la morne incuriosité » dénoncée par Baudelaire ? L’admirable travail de l’Opéra de Dijon méritait mieux !...

H.H.


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