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5 juillet, Théâtre du Jeu de Paume : récital Kurtag

Le Théâtre du Jeu de Paume est devenu dimanche 5 juillet le lieu d’un moment de plénitude rare, organisé par et pour le compositeur György Kurtág. Après une première partie remarquable où la violoniste Hiromi Kikuchi donnait à entendre la virtuosité et le recueillement minimalistes mais hautement lyriques de la HiPartita op. 43, le plateau laissait place à la quintessence de la musique de chambre vécue en famille, osmose souriante des corps et des âmes : sonorisés par leur fils, György Kurtág Junior, le compositeur et son épouse Márta proposaient un programme de pièces pour piano droit avec sourdine, tantôt à quatre mains, tantôt à deux. Voir ce couple octogénaire riche de 62 ans d’histoire et de partenariat musical, de dos, partager tabouret et clavier dans une douce alchimie de regards échangés, de balancements délicats, de précautions infinies, c’était voir l’acte musical dans sa dimension palpable d’humanisme et de tendresse. L’un devenant le tourneur de l’autre dans les pièces à deux mains n’hésitait pas à tenir d’un doigt une basse, ou à commenter d’un sursaut discret du corps ou d’un élan de la tête tel geste, telle impulsion, telle idée. Que jouaient-ils ? des pièces de Kurtág intérieures, graves et douces (Consolation sereine, Lamentation, Hommage à M.K. ou encore In Memoriam András Mihály…), mêlées de transcriptions d’œuvres de Bach tout autant concentrées et apaisées, et toutes échappées d’un piano à la fois feutré et lumineux, ouaté par la sourdine mais épanoui par la sonorisation. Bissant Bach plus qu’eux-mêmes, les époux Kurtág disparurent en coulisse comme deux moineaux, nous laissant rêveurs avec ce sentiment d’avoir effleuré un instant une forme d’éternité.

5 juillet, Grand Théâtre de Provence : Berliner Philharmoniker, dir. Pierre Boulez, Pierre-Laurent Aimard (piano)

Entendre la Musique pour cordes, percussion et célesta de Bartók par le Philharmonique de Berlin et sous la direction de Pierre Boulez, c’est à coup sûr la redécouvrir, dans une lecture qui en révèle la dimension de torche vive. Capable d’un fondu chambriste épuré comme d’un rugissement déchaîné, l’orchestre déploie des trésors de sonorités, guidé par la direction toujours si claire et éclairante de Pierre Boulez : contrepoint, tissu de textures, heurts de timbres et de couleurs, tout est là, sans jamais être asséché par cette précision de vue et de rendu, mais au contraire épanoui dans un large flux conducteur. Du grand art, et un grand moment. Au cœur de la soirée, le Concerto pour la main gauche de Ravel : Pierre-Laurent Aimard le sert d’une technique éblouissante et sans faille, mais joue plus la carte de la concentration du geste et du son que celle du lyrisme ou de l’explosion. Son bis est un véritable complément de programme : il donne à entendre les cinq Notations pour piano de Pierre Boulez (1947) qui constitueront ensuite la troisième partie de la soirée dans leur version orchestrale plus tardive. Son piano est alors plus délié et palpitant, et semble vivre pleinement plutôt dans ce répertoire que dans Ravel. Avec ses Notations I-VII-IV-III-II pour orchestre, Boulez triomphe comme il fait triompher le Philharmonique de Berlin, par leur commune énergie impérieuse. L’orchestre sourit, Boulez aussi, le public explose. Le sentiment d’accomplissement jubilant est palpable. En quelques heures, après le récital Kurtag dont la plénitude finale était obtenue par des moyens diamétralement opposés, le Festival d’Aix-en-Provence parvient à nous donner l’alpha et l’oméga du bonheur musical, de l’intime au grandiose. Une journée rare.

6 juillet, Grand Théâtre de Provence : Götterdämmerung

Dernier volet de la Tétralogie aixoise de Stéphane Braunschweig, ce Crépuscule des dieux en confirme les lacunes déjà sensibles dans les Journées précédentes : si la scénographie de Braunschweig est visuellement élégante, notamment grâce aux lumières toujours superbes de Marion Hewlett, le minimalisme de ses décors accuse le manque de conception générale. L’on se perd toujours entre un réalisme décalé (les hommes de Gunther en tenue de tennis, raquette à la main), une dérision dangereuse qui transforme décidément le Siegfried de Ben Heppner en anti-héros insupportable de mollesse (un comble !), et une abstraction visuelle (les filles du Rhin sur leur grand escalier) qui s’annule d’elle-même dans une gestuelle de guinguette (comment oser les faire ainsi se balancer comme trois marins éméchés !?). On voudrait rester sur quelques images fortes : Hagen en son fauteuil, jouissant des conséquences de sa manipulation ; ou bien l’arrivée de Gunther/Siegfried chez Brünnhilde, proprement glaçante. Nouveau comble, d’ailleurs, ce Siegfried qui ne devient charismatique qu’une fois travesti en Gunther – comme quoi le physique du chanteur n’est pas en cause, et une meilleure direction d’acteur comme de meilleurs costumes auraient pu tout changer, et ce depuis l’an passé ! Or on s’aperçoit que ces moments réussis ne tiennent finalement qu’aux qualités dramatiques des chanteurs eux-mêmes : le Hagen de Mikhail Petrenko, d’une subtilité de jeu maligne et électrique ; la Brünnhilde de Katarina Dalayman, aussi féminine que maternelle, superbe femme blessée.

Car le plateau, lui, est au rendez-vous : Dalayman, si elle témoigne quelque fatigue – bien compréhensible – au troisième acte, unit souplesse et radiance au point d’affadir sur le plan vocal également son Siegfried, Heppner peinant à s’imposer de bout en bout, trouvant son énergie par intermittences seulement. Autour d’eux et de Petrenko, aussi ductile et captivant vocalement que par sa présence scénique, Gunther (Gerd Grochowski) et Alberich (Dale Duesing) complètent le panel des voix mâles en aidant de leur jeu vif leurs timbres moins éclatants. Les trios de Nornes (Maria Radner, Lilli Paasikivi, Miranda Keys) et de Filles du Rhin (Radner à nouveau, avec Anna Siminska et Eva Vogel) sont excellents, équilibrés et voluptueux, et Anne Sofie von Otter fait une apparition remarquée et bien tenue en Waltraute. La Gutrune d’Emma Vetter est, elle, autant servie plastiquement que desservie dramatiquement par des costumes dignes d’Ibiza qui abêtissent son personnage plus que de raison. Comme l’an passé, Simon Rattle ne ménage pas les chanteurs et les couvre même parfois, ne relâchant jamais la tension et l’énergie sonores de « son » Philharmonique de Berlin – ô combien exceptionnel, et qui vaut à la salle ses plus beaux frissons d’auditeur. Un beau Crépuscule musical pour ce Ring aixois, ombré malheureusement d’un ennui dramaturgique profond.

8 juillet, Théâtre de l’Archevêché : Orphée aux Enfers

Comme l’année dernière avec L’infedeltà delusa de Haydn, la production la plus équilibrée du Festival d’Aix-en-Provence 2009 semble bien être celle résultant du travail de l’Académie européenne de musique. Equilibrée au sens propre, où ni le défaut d’idée scénique ne vient affadir un plateau vocal de premier choix (Le Crépuscule), ni, à l’inverse, la faiblesse du chant ne vient accuser la complexité d’une proposition dramaturgique singulière (Idomeneo, voir ici la critique de notre confrère Didier van Moere). Solide et joyeux, avec son esprit de troupe, sa pétillante fraîcheur de ton et de réalisation, cet Orphée tient son rang à l’Archevêché, n’était peut-être le prix des places qui, pour une production de jeunes pousses, mériterait un léger bémol – mais puisque le plateau « professionnel » d’Idomeneo dépare plus encore au regard de sa prestigieuse production, cette vérité est loin d’être réservée à l’Académie... Sous la baguette attentive et complice d’Alain Altinoglu, qui mène une Camerata de Salzbourg précise et tonique aux petits soins de ses chanteurs et du rythme offenbachien, Yves Beaunesne propose un Orphée gouailleur et canaille, servi par les costumes années 30 de Patrice Cauchetier. La direction d’acteurs de Beaunesne, précise – voire chorégraphique – et drôle, modèle une Eurydice à mi-chemin entre Arletty pour son accent et Paulette Dubost (époque Règle du jeu) pour sa rouerie de petite femme émancipée (espiègle Pauline Courtin, dont la colorature demande à s’assouplir encore). D’un plateau certes inégal mais soudé, se détachent quelques individualités remarquables, à commencer par le Pluton de Mathias Vidal (voix souple, conduite élégante, nature comique éclatante) et le John Styx de Jérôme Billy, dans un impayable numéro de roi de Béotie « juke-boxisé », petit bijou d’improvisation et d’imitation. Le Cupidon dévergondé d’Emmanuelle de Negri, mi-Gavroche mi-poulbot, la Vénus languide de Marie Kalinine et la Diane très crâne de Soula Parassidis offrent un bel équilibre de présence et de voix, quand d’autres, néanmoins investis théâtralement, accusent des faiblesses plus audibles (l’Orphée de Julien Behr, le Jupiter de Vincent Deliau, l’Opinion publique de Marie Gautrot). On retient un Orphée très juste de rythme, d’humour et de mouvement, où l’humilité des moyens – qui n’est certes pas leur pauvreté – n’enlève rien à la réussite musicale et théâtrale du spectacle : dans la fosse et sur la scène, Offenbach était là.

11 juillet, Grand Théâtre de Provence : Berliner Philharmoniker, dir. Sir Simon Rattle

C’était le dernier concert du Philharmonique de Berlin pour cette édition 2009 du festival – oublions la soirée très particulière du 8 juillet où le cabotinage éhonté de Lang Lang tirait à lui la couverture du triomphe (à croire que plus c’est gros, plus ça passe : incrédulité de voir une salle succomber à la prétendue spontanéité fraîche et ludique d’un pianiste au toucher par ailleurs délié, mais qui vérifie d’un coin de l’œil chaque effet de ses nuances sur les premiers rangs, se pâme comme sainte Thérèse à la moindre appoggiature et semble au bord de défaillir au moindre rallentando…). C’était aussi le dernier d’une résidence de quatre années au cours desquelles la prestigieuse phalange a apporté au Festival d’Aix-en-Provence un répertoire nouveau (Wagner), un son inouï (la « Rolls » des orchestres), et a créé l’occasion d’une nouvelle salle (le GTP). Il fallait conclure en beauté : le choix du Sacre du Printemps y ajoutera un effet cathartique et symbolique émouvant. Après une première partie où Simon Rattle exalte les coloris tour à tour cristallins ou âpres, romantiques ou populaires, de l’acte I du ballet Casse-Noisette de Tchaïkovski (la citation de la chanson de marins « Bon voyage, monsieur Dumollet », se prend à sonner dans le cadre aixois comme une presque farandole !), Stravinsky met en exergue les solistes du Philharmonique, le velouté de leur timbre, leurs interventions désolées, comme venues du fond des temps. Le choc tellurique des tutti n’en est que plus rugueux et violent, attisé par Rattle non dans la précipitation des tempi mais dans l’insistance des accents – terrien, tripal, orgasmique. De sa direction physique et jubilante sort un Sacre heureux, rayonnant. Comme le public. Le paradoxe de l’édition 2009, c’est que ce sentiment fut quasi réservé aux soirées orchestrales. À quand la tête et les jambes, le beurre et la crémière… le théâtre et les voix?

C.C.

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