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Coïncidence des calendriers, la prise du rôle de Wozzeck par Vincent Le Texier à l’Opéra Bastille, dans la production de Christoph Marthaler reprise cette année, précède de quelques semaines une version de concert de Wozzeck prévue au Théâtre des Champs-Elysées avec Simon Keenlyside. Et dans cette même production de Marthaler, Keenlyside avait laissé l’an passé le souvenir terrible d’un être prisonnier, dévasté de l’intérieur, accroché à la précision des gestes comme à de derniers repères mentaux. Le Texier, qui en impose dans son engagement émotionnel, joue de sa haute stature pour extérioriser davantage une douleur désordonnée et panique, d’ailleurs poignante également. Limites de l’endurance dans l’aigu ? générosité trop violentée par ce soir de première ? on a craint pour sa voix : elle si sonore d’habitude a semblé usée à force de sons criés puis, au fur et à mesure de la soirée, forcés – outre des échappées de registre inopinées. Or ce n’était que la première, et l’on ne peut que souhaiter au chanteur de trouver l’équilibre entre son expressivité interprétative et son confort vocal. La Marie de Waltraud Meier stupéfie par son habituelle présence brûlante, comme par des aigus dardés qui cisaillent Bastille en son entier et laissent la salle frappée de silence (un exploit !). Revenue de tout, mère putain abandonnée et offerte à son sort, elle se fond dans la cohorte des « pauvres gens » que Marthaler croque sans pitié aucune. Son décor unique fonctionne décidément bien, lieu public entre crèche et cafétéria, ouvert aux quatre vents, phagocytant l’intime et l’absorbant dans ce que le collectif social peut générer de pire. Des piliers de comptoir pleins de bière aux femmes aussi promptes à revendiquer leur honnêteté qu’à mépriser l’une des leurs (Margret, remarquable Ursula Hesse von den Steinen), des hooligans bas du plafond (le Tambour-Major, formidable Stefan Margita) aux petits chefs terrifiants (le Capitaine d’Andreas Conrad, en para névrotique, est impayable), tous évoluent sous le regard permanent des enfants qui grandissent en s’imprégnant de leur mesquine méchanceté, de leur haine rance : la scène finale est glaçante, comme un point final apporté à la démonstration logique d’un atavisme générationnel de la condition inhumaine. Démonstration, également, de ce que le Regietheater bien pensé (et riche d’une excellente direction d’acteurs) peut faire de meilleur. Comme lors de sa Lady Macbeth de Mzensk en janvier dernier, Hartmut Haenchen tire de l’orchestre de l’Opéra de Paris des hurlements émotionnels à la limite du soutenable, et conduit toute la soirée au précipice du drame final. Alors que l’ouverture de saison de l’Opéra de Paris bat encore son plein, cette production clame haut et fort la puissance dévastatrice du théâtre, révélateur du monde.

C.C.

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